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p-
LES
MORTICOLES
LÉON A. DAUDET
LES
MORTICOLES
« Science, sans conscience, est la ruine
de rame. »
F. Rabelais.
NEUVIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, ioiTiuM
11, RUE DE GRENELLE, 11
18^
Tout ^roits^seT^v^S' '
>* j -i
Au glorieux Patron des Lettres françaises,
A EDMOND DE GON COURT,
Je dédie ce livre,
en témoignage d'affectueuse admiration.
Léon DAUDET.
J* „s-
LES MOKTICOLES. 3
Convention; mais nous n'y comprimes rien, fati^rués que
nous étions et surpris par l'extraordinaire aspect du mes-
sager. C'était une galère sombre, qui portait un immense
pavillon noir sur lequel était gravée une télé de mort
d'une blancheur éclatante. Le désarroi de nos esto- .
macs, l'inquiétude et la vue de cet angoissant navire
nous rapprochèrent du surnaturel tellement que mes
camarades frissonnaient et que moi-même j'ontenilnis le
bruit de castagnettes dans mes mâchoires. Alors le capi-
taine qui, s'il savait très mal la conduite pratique d'un
bâtiment, avait des lumières étendues, nous dit d'une
voix rassurante : «Je connais ces couleurs; encore qu'elles
soient lamentables, elles nous présagent un heureux
destin. C'est le drapeau des Morticoles et nous touchons
.jj^lenv pays; nul havre plus sain ne pouvait s'offrira nos
corps déhïbpés. » Et, tandis qu'une étroite embarcation se
détachait du bâtiment, noire elle-même et portant en petit
le pavillon à tête de mort, Sanot nous donna quelques
détails sur cette contrée où nous avait dirigés son igno-
rance: « Les Morticoles sont des sortes de maniaques et
d'hypocondriaques qui ont donné aux docteurs une abso-
lue prééminence. D'après ce qu'on m'a dit d'eux, leur
Faculté de médecine est à la fois un parlement, une diète
et une cour de justice. Les seuls monuments sont des
hôpitaux et chacun y suit un régime. Bientôt, au reste,
nous serons renseignés. »
La chaloupe approchait du bord; elle accosta douce-
ment, et montèrent sur le pont quatre inoubliables per-
sonnages. L'un d'eux marchait en avant, à petits pas,
détaché du groupe, comme pour nous prévenir du rôle ca-
pital qu'il jouerait dans notre séjour. Il était de taille
moyenne, possédait une figure fade et louche, deux yeux
ternes qui regardaient de côté, une moustache tombant
vers la barbe, laquelle convergeait en pointe Cvv\^, V^w-
semble d'une couleur indécise et pisseuse» Ca^t \^ ^^A ^
cet bomwe dissimulait son âge, comme sou Vme ôa^Cycnqc-
\
LES MORTICOLES. 7
matières, lu couleur de nos matières. > chiichoUtiriit en
riant quelques camarades.
Les délégués reDarurent. Crudanet discutait vix^ini^-nt
aTec le capitaine qui semblait moiûê supp!i:ii:t. moi:itr fu-
rieux. Le docteur rejetait son air pateliri et toule si li^'ire '
avait une expression alr-jce et fioiJe. que copiaient ^erwle-
ment ses trois aiJes. vilains miroirs : t >rtis. monMeur le
délégué chef, s'écriait Saiiot, c'est la mort po:r ces j«ajvres
gens! — Vous n'avez, insist:iit l'autre, «ju'a vous s-ju-
mettre. Serait-ce la mort que nous la pr^'érerions à l'in-
toxication de noire contrée! Mais. si nous l'avions crue né-
cessaire, nous aurions déjà bombardé votre c -que dr- noix
comme nous le fimes avant-hier pour des Anglais troii en-
têtés. Xe vous obstinez pas. c'e-t inutile. D'ailleurs je de-
meure en vue et vous préviens que nous v.«u5 coulons de
suite, si vous ne sacrifiez pas les denûères provision? ava-
riées. »
Là-dessus ces garnements de détresse s'inclinèrent et
{ûvqtèrent sur leurs talons. Le capitaine gardait ses :ii tins
crispées derrière son dos, hochant la tète d'un air navré.
eif comme la chaloupe reportait à la ^\ilère noire nos quatre
noirs bourreaux, il nous fit paît, interrompu suuvent
par nos exclamations, des ordres impitoyables des Mor-
ticoles. Ceux-ci avaient tout ouvert, touillé. disloi}ué et
rien ne pouvait échapper à leurs regards d*" fouines. Nos
rares provisions d'ultime réserve, il fallait le? jeter à l'eau.
Nous devions brûler nos huniacs, nos boites nù étaient nos
affaires de coulure, nos souvenirs de famille, brûler aussi
la pacotille qui constituait notre seule ressource et nous
aurait permis de trafiquer. Comment se soustraire à la né-
cessité la plus dure? Les Morlicoles exigeaient la livraison
de ces objets dès le lendemain, et ils avaient enjoint de
jeter immédiatement, sous leurs veux, nos dernières pro-
visions à la mer. Lutter? Nul n'y pouvait songer. S'enfuir?
C'était la mort certaine. Force noua tuV^L^ti^^^X^^vt^^Vi
la rage au cœar, nous lançâmes aui. T^VLUi& ^vl<& Ow^nf^^sir-
LES HORTICOLES. 11
Je remarquai qae ces apparences robustes étaient des
corps allongés et maigres. Leurs figures semblaient stu-
pides et mornes. De leurs bouches aux lèvres épaisses
émergeait une langue excessive. Leurs fronts s'élevaient
vastes et ridés comme de vieux remparts. Ce qui me
frappa surtout, ce furent les dimensions de leurs pieds
et de leurs mains, qui valaient bien six ou sept fois celles
du plus fort d'entre nous. Ces palettes colossales et cal-
leuses n'étaient pas maladroites ; elles faisaient leur tra-
vail avec vivacité : c M. Crudanet, notre patron, dit
le sous-délégué, vous envoie des vêtements hygiéniques à
double courant d'air stérilisé. Donnez vos loques, qu'on
les brûle à l'étuye. » La direction de son bras indiquait le
chaudron flottant. Nous nous déshabillâmes sous la pluie.
Les physionomies des incurables se contractaient dans
des façons d'horribles sourires, tandis qu'ils nous ten-
daient les singuliers costumes destinés à remplacer nos
bons uniformes marins. C'étaient des maillots doubles qui
puaient l'acide phénique, les deux enveloppes séparées
par une couche d'air, ainsi que nous l'expliqua le capi-
taine, soumis d'ailleurs à la même formalité. Notre toi-
lette faite, nous avions l'air de phoques ou de scaphandres.
Le délégué et les dix hommes aux grosses mains dispa-
rurent avec nos frusques, que nous eûmes la douleur de
voir brûler dans lachàloupe de cuivre, tandis que celle-ci
rejoignait la galère à tête de mort.
Nous étions tous empêtrés, anéantis, et de nouveau en
proie à la terreur inexplicable de la veille. Ces habits into-
lérables, nous n'osions les enlever, de peur d'être aperçus
par nos sauveteurs et immédiatement bombardés. Le capi-
taine nous avait avertis de la froide cruauté des Horti-
coles, lesquels n'admettent nulle explication, nulle
excuse, et suppriment simplement qui leur désobéit. Res-
taient trois caisses à surprise. Nous nous jetâmes sur elles,
car elles renfermaient les vivres alimeulait^^, Ç^^^ wx^^X
Aurals'je une mémoire de dix mlWe aiis,\^ tûft\^^\^^^€^r
LES HORTICOLES. 19
ta, matelot lépreux? Tu mériterais que je te barbouille
avec ton vomissement. » Ma fureur, jointe à ma faiblesse,
se tourna en lâcheté. Je geignis : < Monsieur, je suis du
Courriery}e m'appelle CaTTelon. J'ai été renvoyé de l'autre
salle. Ils n'avaient pas de place. Donnez-moi un lit.
— C'est toujours comme cela, grogna le docteur dont
le visage, troué de petite vérole, le veston poussiéreux et
les manches de chemise étaient inondés de sang. On
envoie maintenant les quarantaines à l'hôpital Typhus, le
plus encombré des Morticoles. Eh bien, Canaillon, Che-
nillon, mon ami, nous allons voir si tu es blessé quelque
part, si tu as quelque chose de chirurgical; sinon, houp,
hors d'ici ! »
Ce disant, il me saisit les membres un à un et les tordit
d'un poignet d'acier que je n'aurais pas soupçonné dans sa
frêle bâtisse. Quand il arriva au pied, il le tourna comme
un cabestan, d'un coup sec et si rude que je poussai un
hurlement et que quelque chose craqua entre mon talon
et mes orteils : «Tiens, tiens ! » fit-il, et sa figure exprima
un puissant intérêt. Il happa sur la table une paire de
ciseaux rouilles et criards : « N'aie pas peur, triple brute, ^
et me coupa un pan de mon maillot. Autour, ses aides
riaient bassement, tandis qu'il accumulait ses plaisanteries
sur l'ânerie de l'hygiène, des hygiénistes, de Crudanet et
de la quarantaine : « Au lieu de prendre cet air niais et
empoté, — il agitait mon pied amaigri — tu ferais mieux
Zê^ie laver les pattes. Donnez-lui toujours un bon pour un
bain simple. ]» Certes j'étais sale, mais moins que lui et
bien ma^gré moi, depuis trente jours prisonnier de mon
scaphandre.
Gomme je continuais à me lamenter, mon bourreau
déclara que j'avais une fracture du cuboïdeei donna à son
entourage quantité d'explications sur « cette lésion singu-
lière, qu'un autre que lui n'eût pas découverte, que mon
cri révélait, etc., etc.. Allons, on t'accepte; tu auras
un lit dans mes salles. A un autre. > On ii;^^ poussa au
LES HORTICOLES. 21
directeur; vous Teriez mieux de rester ici. Enfin, si vous
voulez partir, à votre aise, mon garçon ; vous claquerez au
coin d'une ^orne^ au lieu de prendre une bonne tisane
chaude à Thôpital Typhus, le plus encombré des Morti-
coles. » — C'était décidément la formule. — Le bavard
continua : c Ces messieurs sont à la salle de garde,
allez-y. C'est là-bas, après les jardins, t^ Sa langue sou-
lagée, il me tourna le dos.
J'avais déjà vu tant de choses bizarres que cette chinoi-
serie ne m'étonna pas. Les jardins! Exquis euphémisme !
Je franchis une cour sablée, plantée d'arbustes misérables
qui, d'après leur tournure chétive, n'étaient certes pas
médecins. Je montai un large escalier; je traversai une
deuxième cour; au centre, un jet d'eau, image liquide,
élancée de la joie, me parut plus triste que tout en ce lieu
de désolation. Adroite et à gauche s'étendaient d'énormes
bâtisses quadrangulaires, divisées en trois étages par des
arceaux réguliers. Ces Morticoles étaient aussi géomètres
Combien je préférais les cabanes et huttes de mou pays et
que n'aurais-je pas donné pour être assis à notre seuil, tres-
sant mes fines vanneries sous un chaud rayon de soleil!
Que devenaient à cette heure le capitaine Sanot et mes
trente-neuf camarades? Je m'écroulai sur un banc
rugueux. Quelques silhouettes maigres, fripées et chance-
lantes, en bonnets de coton, en capotes de gros drap bleu,
défilèrent à petits pas, appuyées sur des cannes. Je recon-
naissais déjà les victimes, les pauvres haillonneux, les
chj^s d'épreuve. Leur sort, analogue au mien, m'attendrit.
Puis ce furent des infirmiers de mine mauvaise, qui por-
taient sur leurs casquettes de travers ces deux mots gais :
Hôpital Typhus. Enfin, de temps à autre, une servante,
gracieusement vêtue de noir et de blanc, s'empressait
alerte vers les arceaux avec une tasse ou un pain doré.
Je m'adressai à la plus jolie : «: Pour aller à la salle de
garde, mademoiselle, s'il vous plaît? )^ Souriante, elle me
regarda des pieds à la tête : c Tout au fond, la deuxième
LES MORTIGOLES. 23
sage funeste. Je vous en supplie, accueillez-moi bien, ou
donnez-moi le bulletin de délivrance que réclame votre
farouche directeur. Mais, avant, permettez-moi de
m*asseoir à votre table, car je meurs de faim. »
Alors, tant la bonté est naturelle à l'homme et ne se
perd que par les préjugés sociaux, ces garçons eurent
un mouvement unanime de compassion, formé d'une
masse de petites pitiés très visibles et qu'ils s'efforçaient
de dissimuler par des rires et des railleries. J'ai remar-
qué plus tard que les meilleurs d'entre les Morticoles se
croient tenus d'être ironiques; la grimace est chez eux
une sauvegarde et une excuse. D'ailleurs je prétais peu
d'attention à leurs gamb udes et, quand l'on m'eut fait place
à la table, que j'eus une épaisse tranche de pain, mon
verre rempli, et qu'une bonne assiette de soupe chaude
fut devant moi, je me sentis libéré de tout ce que mon
cœur avait, en peu de temps, amassé d'amertume et de
dégoût.
Répondant sans précision aux questions moqueuses ou
sincères qui m'accablaient, je regardai le décor. Les murs
étaient-couverts de pipes, de photographies et de tableaux
bizarres qui représentaient des scènes de charcuterie
humaine semblables aux travaux de Tabard. Quelle ne fut
point ma surprise quand, dans la fraîche domestique qui
m'apportait une raide serviette, je reconnus la servante
au bol de lait! Je racontai, plein d'enthousiasme, ce trait
qui m'avait tant ému. Elle rougit encore davantage et fut
fort plaisantée. J'avalai coup sur coup des cuillerées de
soupe épaisse, brûlante, remplie d'adorables légumes et
de morceaux de ragoût, et, gloutonnement, j'éteignis cette
ardeur parfumée avec d'amples bouchées de la miche lui-
sante et flexible. La conversation bourdonnait, je n'étais
attentif qu'à mon ventre; ils pouvaient bien, les autres, se
quereller, railler mon costume, les quarantaines, éclater
de rire quand je parlais du capitaine Sanot et l'appeler
' finement le capitaine Cochon, ils étaient de bons gas. Leurs
LKS MORTIGOLES. 25
brûlants et mobiles. Il parlait avec véhémence, Tindex
perpétuellement tendu. On me fit raconter mes aventures,
la traversée, nos épreuves. À table même, on me débar-
rassa de mon costume hygiénique au milieu de Thilarité
générale : c La bonne invention! — Encore un pot de vin!
— Enfermer les gens dans une couche d'air! — Si encore
elle restait, la couche d'air! — Voyez le malheureux! »
On me passa un vieux pantalon chaud, une vareuse épaisse,
car on était au commencement de Thiver morticole, lequel
est rigoureux. La servante vint rajouter du bois au l'eu.
Elle s'appelait Marie et tous la lutiuaient, la pinçaient,
l'embrassaient, avec une sorte de grincement nerveux qui
me gâtait leur gentillesse.
Quand on m'eut fait causer, on m'oublia. Le repas traî-
nait et, ma fringale s'apaisani, j'eus le loisir d'écouler.
Il était question a un malheureux auquel on avait enlevé
une tumeur; quelqu'un détaillait l'opération : comment
la tumeur tenait, comment on avait eu du mal à la déga-
ger, à endormir le patient. Le narrateur était justement
un des aides de Tabard. Ses camarades lui reprociiaient
la saleté de son maître : (c Bah ! nous n'en perdons pas
plus que Cercueillet, qui n'ose opérer, ou que Tartègre,
le maniaque ennemi des microbes. — Avec ça ! — Dix
morts en huit jours ! — Fabricant de cadavres ! — Em-
poisonneurs ! — Rétrograde ! i> On se jetait des insuccès,
des méthodes à la tête. Les propos devinrent d'un dégoû-
tant cynisme. Je fus stupéfait d'entendre ces jeunes gens,
qui s'étaient montrés charitables envers moi, parler de
leurs malades comme d'animaux de boucherie, s'égayer,
avec un odieux rictus, sur ce qu'ils découvraient dans les
cadavres, ridiculiser toutes les choses saintes et respec-
tables.
Ce n'était pas pour moi qu'ils jouaient la comédie, car
je n'avais même plus un costume qui me distinguât et rap-
pelât ma présence. Non. Telle paraissait leur attitude
normale. Tels ils devaient être tous les jours. Cet état mo-
LES MORTIGOLES. 27
ces turpitudes circulent solennels, ornés de rubans rou{^es
et de barbes bien peignées, des êtres glact^s et durs. Le
grand, le seul, le vrai malheur, celui que je sens tendu
vers votre pays, droit et terrible comme l'index d'une
implacable divinité, c'est que vous avez perdu la faculté de
vous émouvoir, que vous vous êtes blindés, construit une
carapace factice sous laquelle vous expirez lentement. Vous '
grincez parce que vous n'adorez que la matière. Mo({uez-
vous de Félix Canelon, qui pérore après s'être empiffré de*-*-'
viande et de macaroni, mais rappelez-vous ceci : quelque
douloureux qu'il soit et jusqu'à son heure dernière, il sera
plus heureux que vous tous. »
Mon éloquence m'étonnait moi-même. J'éprouvai comme
un élan sincère dompte les résistances. Ces garçons avaient
pris l'air sérieux. Ils ne plaisantaient plus. Le feu pétillait.
La petite Marie s'était arrêtée, une assiette demi-essuyée
à la main, et ses regards disaient assez que l'homme en
moi ne nuisait point à l'orateur. Quand, essoufflé, j'eus fini,
celui qui s'appelait Misnard, et qui, depuis quelques ins-
tants, bourrait une courte pipe devant sa tasse de café, dit,
en me montrant aux autres : « Voilà un homme d'une con-
dition humble et sans culture, mais que l'éducation ferait
sortir. Canelon, tu es un gaillard. Si tu échappes à la con-
dition de malade, tu peux devenir une gloire des Morti-
coles, et tu auras ta statue sur les places de la ville. Dans
ce que tu viens de nous raconter, je fais la part du ventre
creux rempli trop vite, mais il reste celle de la conviction.
Nos ancêtres ont pensé comme toi. Ils ont adoré un cru-
cifix. Dans nos hôpitaux on voyait des religieuses, des
femmes chastes en blanc costume qui soignaient les
pauvres gratis. C'était une sorte d'exlase hystérique. Or, il
y a quatre générations à peu près, une complète révolution
s'est produite dans l'esprit et les mœurs des Morticoles,
menée par les médecins, qui alors étaient d'une profes-
sion, non d'une caste. Ceux-ci ont prouvé clair comme le
jour que Dieu n'existait pas. Us ont démonté l'autom^ate
LES MORTIGOLES. 31
récents amis, que l'on appelait des internes^ parce qu'ils
demeuraient à l'hôpital. Elle me confia que Misnard était
le plus décidé et Jaury le plus doux. Elle m'expliqua
qu'entre les deux castes des docteurs et des malades se
trouvaient les domestiques de chaque catégorie, ceux de la
première ayant sur ceux de la seconde une supériorité pro-
portionnelle : « Vous aurez toujours la ressource, si vous
ne repartez pas, dit-elle avec une rougeur et un soupir,
d'entrer au service d'un docteur. Alors, si vous voulez, je
vous épouserai et nous laisserons venir un enfant. » L'ex-
pression me sembla bizarre. Elle sourit de ma naïveté.
Mon appétit rassasié, un autre restait à satisfaire et elle
se défendait, mollement. Elle m'apprit qu'il y avait dans
l'hôpital des salles d'hommes et des salles de femmes et
que des intrigues pouvaient se nouer entre elles. Elle con-
naissait le chirurgien Malasvon. Il était rogue, mais fort
adroit. La salle où je serais s'appelait salle Vélâqui, du
nom d'un vieux savant célèbre, car les Horticoles encom-
brent les vivants de la mémoire des morts. Elle me raconta
aussi, la douce Marie, les rivalités des surveillantes, leurs
aventures avec certains chefs de service, les exigences de
ceux-ci, du directeur et de l'économe ; mais j'écoutais mal
et comprenais peu, embarrassé de termes nouveaux, plus
attentif aussi à la cambrure d'une taille charmante et à une
bouche fine et rose qu'aux propos babillards qui sortaient
d'elle. Il faisait bon et chaud ; j'avais des vêtements neufs,
une excellente pipe et du tabac. J'oubliais presque mes
compagnons. Une trêve de mon égoïsme me fit demander à
ma confidente si elle avait entendu dire que des étrangers
semblables à moi fussent entrés dans une salle quelconque.
Elle eut un petit tressaillement et parut vouloir éluder la
réponse. Enfin elle m'avoua, en baissant les yeux et comme
honteuse de la catastrophe, qu'elle savait que, sur les quatre
autres singes^ comme nous avait familièrement baptisés le
personnel de l'hôpital, deux étaient morts presque en se
couchant. Ils n'avaient eu que le temps de s'écrier : « Ah,
LES HORTICOLES. 33
une petite moustache, des yeux clairs, un nez défectueux
par la dimension, mais d'une courbe hardie. Comme tout
avait changé ! Mon prénom de Félix devenait une doulou-
reuse ironie.
Le cyçlope qui m'accompagnait poussa un hideux gro-
gnement, dans lequel je retrouvai des débris de mots.
Devant mon air hagard il recommença et j'entendis cette
fois: «Nous serons bientôt arrivés.» Seulement les r de
serons et de arrivés restaient au fond du trou qui joij^^nait
le nez à la gueule. Le seul résultat de cet essai de conver-
sation fut que je me mis résolument à sa remorque pour
yrf«>?viter savue. A force de traverser clopin-clopant des baies
vitrées, j'arrivai devant une porte garnie de rideaux souil-
lés et, celle-ci à peine entr'ouverte, j'eus la même nausée
irrésistible que le matin chez mon casseur de chevilles et
provoquée par la même odeur incroyable : celle-ci, apo-
théose du purin , résultat de toutes les puanteurs humaines
et terrestres, était quelque chose d'acre, de fade, de fécal,
de ténébreux et de picotant à la fois, tel que les damnés
doivent fleurer dans les cercles boueux de l'enfer.
Un second grognement de l'infirmier, dont je commen-
çais à comprendre le langage mugi, m'avertit qu'en effet
*
nous étions dans les salles de Tabard. Pour la première fois
je voyais ces deux blanches enfilades de lits, au milieu
desquels une longue allée s'étend, interrompue par le poêle.
Autour du poêle se chauffaient de vagues silhouettes en
bonnets de coton et capotes bleues, les rares auxquels leur
mal permet de se lever. Entre chaque couple de lits se
dressait une table couverte de fioles, de bouteilles et de
papiers huileux. Des restes de déjeuner traînaient parlent,
parmi de vieux journaux, des loques, des lunettes, des
chiffons noirs et gras. L'ordure du chef de service était con-
tagieuse et exaltait la saleté innée des pauvres hères qu'il
menait au tombeau par le sentier de la dégoûtation. L'humi-
lité de ces déplorables victimes de la charcuterie avariée me '
frappa, car ils enlevèrent leur bonnet sur notre cassate
LES HORTICOLES 35
l'aspect grotesque et ^t du Tenseur de fluide el la brus-^-
querie avec laquelle il soulevait un membre débile pour
l'approcher de ses appareils. Des jeunes gens en tablier
considéraient cet idiotarmé, d'un air d'admiration slupide.
Telle fut ma première entrevue avec un des docteurs les
plus scélérats, l'électricien Cudane, dont la fortune et le
succès sont un scandale même chez ses compatriotes.
À la suite de cette salle, d'autres livides rangées de lits.
J'en avais tellement vu que mon attention se fatiguait. Un
contraste la réveilla. Tandis que la puanteur de Tabard me
raclait encore le fond du gosier, ici c'était une odeur
douce et agréable, une propreté discrète, un soin mélicu- •
leux. La surveillante s^activait, coquette dans son costume
ajusté. Les malades étaient tous couchés. Rien ne traînait
-sur le sol ciré. Un feu gai ronflait dans le poêle. Cette
aisance, ce demi-luxe prêtaient leur charme aux physio-
nomies des patients ; j'aimais à m'imaginer qu'ils ne souf-
fraient que de ces gros rhumes qui nécessitent une boule
aux pieds et une bonne tasse de thé brûlant. Et, parce que
la nature extérieure concorde toujours à l'intérieure, un
jet de soleil, joie et parure, filtra à travers les hautes
fenêtres, fît briller quelques angles et objets de cuivre dans
cette pauvreté consolée.
Mon allure était devenue si nerveuse et automatique
que je ne sentais plus la douleur de mon pied. Mais, au
seuil du dernier vestibule, je faillis tomber tant un élance-
ment fut aigu. Mon guide me soutint; ainsi j'entrai dans
mon nouveau domicile, la salle Yélâqui, grande, aérée,
confortable, où le lit numéro quatorze m'attendait et me
faisait signe de ses draps blancs. Quand l'infirmier sans
visage m'eut livré comme un colis à la surveillante, celle
petite femme autoritaire et sèche me dit de me déshabiller.
Trouvant que je n'allais pas assez vite, elle m'enleva elle-
même ma veste et mon pantalon. Je m'assis sur le lit; elle
écarta les draps, tapota l'oreiller, m'amena les jambes en
place, referma les couvertures, me demanda si je n'avais
LES MORTIGOLES. 37
plus de façons. Ces Horticoles n'avaient donc point d'âmes!
Aucun cœur ne battait sous leurs os desséchés I La fin, la
disparition, l'anéantissement, toutes choses que depuis
mon enfance on me représentait comme mystérieuses et
formidables, ne prenaient guère, sur cette terre sanglante,
plus d'importance qu'un repas ou une partie de plaisir.
Nul n'avait droit à la pitié. Les seules larmes versées
l'étaient par un étranger... C'était l'heure de la sieste;
mes soupirs devenaient incompréhensibles et gênants. Des
€ chut » énergiques se firent entendre. La surveillante
s'approcha : « Canelon, taisez-vous. :» Je sentis qu'il était
inutile de m'expliquer et je me disposais à garder mes
réflexions pour moi, quand le garçon de gauche, qui
chiffonnait des Jmages, m'adressa soudain la parole :
« Qu'est-ce que vous avez à gémir comme ça, mon-
sieur ?
— C'est, répondis-je montrant le lit clos, que celui-là
est mort et que nous devrions tous gémir. »
11 prit une figure sombre : c Donc je serai pleuré par
quelqu'un, car le docteur Halasvon a certifié ce matin que
je n'en avais plus pour huit jours. »
La curiosité dompta l'angoisse. Je me soulevai sur mon
coude et questionnai mon petit voisin ; il s*appelait Alfred.
Il ignorait son nom de famille. Il avait quatorze ans, ne
savait pas où il était né. Ses seuls souvenirs étaient des
coups et de la fumée d'usine. De la caste des malades
pauvres, il avait travaillé dans plusieurs de ces fabriques
où les Morticoles riches font suer de la richesse aux
misérables, tirent leurs pièces d'or des poitrines défoncées,
des entrailles corrodées, des os ramollis par les accidents,
les poisons, les veilles, les famines. La chair d'Alfred avait
subi ces assauts successifs. Il me donna d'affreux détails
sur les besognes auxquelles on meurtrissait son fragile
organisme. Résultat : un chapelet d'abcès aux jambes et àX'.''
la colonne vertébrale : « Le docteur Malasvon dit que je
suis un phénomène, ajouta-t-il avec un sourire morne
V
LES MORTIGOLES. 39
rare, un esseptionnely une fistule de l'estomac. > Il essuya
sa bouche et sa barbe souillée, avec un coin de ses couver-
tures : « Vous m'avez réveillé avec votre bafouillage. /
Pourquoi que vous causiez du bon Dieu à Alfred? Eh
ben, le bon Dieu, je vous promets qu'il est un rude
gueux. C'est lui qui fait trimer le pauvre monde pour^'^'
enrichir les autres et qui donne des fistules et des abcès.
Vous ne devez pas être très malade, voisin, autrement
vous n'y croiriez plus à votre bonhomme du ciel. Moi, je
me moque de tout, vous entendez? Les hommes aussi me
dégoûtent. Ils se laissent mécaniser par des mieux
habillés, des mieux parlants, des farceurs. Si tous les
pauvres s'étaient unis, il y a longtemps que la bâtisse
serait rasée et c'est nous qui serions les médecins et les
riches. Encore la richesse n'empêche pas d'être charcuté
et de descendre en terre. De quoi souffrez-vous donc,
camarade ?» Je rougis d'avouer que je n'avais qu'une
entorse : « Là, qu'est-ce que je disais? Quand on a un
bobo^ on croit au paradis. Mon paradis, à moi, il sera dans
les bocaux de Malasvon, comme pour Alfred, comme pour
les trois quarts de ceux qui sont ici. Jaury passera mon
estomac au_^bleu et le regardera au microscope. Nom de
nom de nom !... » Il frappa ses draps à grands coups
d'un poing maigre, osseux et poilu. Je ne savais que
répondre. Alfred murmura : « Il ne faut pas vous fâcher.
C'est un bon garçon, mais il a des lubies. » Les chut '
recommencèrent. Nous nous tûmes. Jelie voyais que les
sommets des têtes ou les bonnets de coton deâ autres
malades, tous les lits étant à la même hauteur.
Une matinée aussi remplie, le repas à la salle de garde,
les courses dans l'hôpital, cette série d'émotions vives
m'avaient disposé au sommeil. Je m'endormis, bercé par la
chaleur du poêle, des gémissements lointains qui venaient
de Tinconnu blanc de la salle et quelques bruits étouffés
de la ville suintant des hautes fenêtres dépolies. Mes rêves
ne furent pas de circonstance. Ils me reportèrent à motv
■«- V
LES MORTIGOLES. 41
naires. Ils se considèrent comme le premier peuple de
la terre. Beaucoup de gravures traitaient d'hygiène et de
nouveaux procédés médicaux. J'évitai de les approfondir,
afin de ne pas m'épouvanter davantage.
L'heure du dîner arriva. J'eus le bonheur de revoir la
petite Marie. Elle poussait un chariot couvert de nourri-
tures variées. Instantanément s'allumèrenl dans la salle
plusieurs lampes électriques protégées par des verres de
couleur rouge, de sorte qu'elles ne fatiguaient pas les
yeux et versaient une clarté diffuse. Les cheveux blonds
de mon amie fr isaient gentiment sur son front et ses
tempes. Comme sa taille fut gracieuse quand elle l'inclina
vers le chariot pour me servir! Elle plaça, sur ma table de
nuit et sur une planche derrière ma tête, une bonne
tranche de viande aux navets, un potage gras, deux sau-
cisses et un carré de fromage, plus un joyeux morceau de
pain et une demi-bouteille, car j'étais à plein régime. La
tnjugsle étouffa mes velléités de sentiment. Mais, le service
achevé, Marie s'approcha de moi, me mit dans la main
un biscuit et du stfcre : c Je m'arrangerai pour vous en
apporter autant tous les jours, ]> chuchota-t-elle. Puis
rougissante : « Les internes ont fait une collecte à votre
intention ; voici. ]> Elle glissa sous mon oreiller deux
pièces d'or et refusa d'en garder une, malgré mes suppli-
cations.
Je mangeai d'excellent appétit et remarquai que mes
voisins, pour tout potage, buvaient du lait. Ensuite je me
jetai dans le gouffre du sommeil, cette fois noir et sans
rêve.
Le lendemain matin, lorsque j'ouvris les yeux, on ache-
vait de balayer la salle. L'électricité éteinte, il faisait un
jour froid et gris. La pluie frappait rageusement les vitres :
€ Sale temps, dit la barbe rousse ; ils n'y verront pas pour
examiner votre entorse. > Je n'étais pas trop rassuré.
Tabard me l'avait donnée; Malasvon pouvait bien l'aug-
menter. La haute porte vitrée s'ouvrit avec fracas devant
4^
T'*'-r
LES MORTICOLES. 43
entorse est intéressante, messieurs. — Il roulait les r
comme de petits (ambours. — Examinez-la, messieurs les
novices. Plein régime. C'est bon. > Il passa rapidement
devant mon voisin de droite et haussa les épaules sans
s'arrêter :
€ Il me dédaigne, grogna celui-ci. Il sait qu'il aura ma
peau, l'animal ! ]> Je voyais le sinistre rassemblement à
quelque distance et je percevais la voix rauque de Malas-
von. Ainsi ce rustr e était la grande célébrité chirurgicale
des Mortîcoles, une des statues futures. Perdu dans des
réflexions vagues et sombres, je remarquai pourtant qu'on
avait relevé les rideaux du mort et qu'un nouveau demi-
vivant occupait le lit :
< Quand sera-ce fini? Quand sera-ce fini?» Mon petit
Alfred se lamentait en se tordant les mains. Sa figure
étroite et ses yeux caves exprimaient une angoisse indi-
cibj^e : « Canelon, je vais mourir. Celte nuit je n'ai pas
fermé l'œil. Je regardais la lampe rouge et je me disais
que c'était bien triste de ne plus voir jamais même cette
lumière-là. Autrefois, dans les exercices où j'apprenais à
lire, on m'avait parlé du bonheur : Travaillez^ obéissez et
vous aurez le bonheur. J'ai travaillé, j'ai obéi et me voilà
avec les vertèbres en marmelade, comme dit Malasvon.
Est-ce là le bonheur? Vous qui venez de pays étrangers et
qui avez été heureux, dites-moi un peu comment c'est,
quand on a un père et une mère, qu'on vit tranquille,
aimé chez soi, qu'on mange à sa faim, qu'on se chauffe en
hiver, qu'on n'est pas malade. »
L'enfant se tourna vers moi avec effort. Les journaux
qui couvraient son lit tombèrent sur lé sol comme des
feuilles mortes. Il parlait bas pour ne point gêner la
visite et l'on sentait que les mots venaient de loin, de très
loin, d'un organisme décomposé» Je répondis : « Ce que
vous n'aurez pas eu sur celte terre, vous l'aurez, je le
jure, autre part. Il y a en nous et tout autour de nous iia
être que nous ne voyons pas, que tvows we Vw^Osv^w^ ^'^^^
LES HORTICOLES. 45
Partent, dans la salle, je devinais un court émoi, la ter-
reur de chacun rapportée à son propre sort, mais je
prévoyais aussi le prompt retour à l'indifférence.
Malasvon s'éloigna en hâte, avec ses disciples, ses aides,
ses assistants et Jaury. La surveillante resta seule auprès du
lit d'Alfred qui, par alternatives, gémissait, puis respirait
avec rudesse. La barbe rousse grognait : c A bientôt mon
tour. Ils ne m'ont même pas regardé ce matin ; vous avez
vu ; c'est un signe. Nom de nom de nom ! > et son geste
familier frappa les couvertures. J'étais dans un état de
désespoir à hurler. Je ne concevais pas ces départs épou-
vantables et secs. J'avais vu des ancêtres mourir dans mon
pays. Quelle différence ! On marchait sur la pointe des
pieds; il y avait de beaux draps frais, des cierges. On - v'
s'embrassait en pleurant autour du lit et l'on osait à peine
lever les yeux pendant que s'accomplissait le mystère. Un
prêtre venait, consolait le moribond et tout le monde. Le
baiser que l'on donnait à ces vieilles figures était un au
revoir plus solennel que celui de chaque jour. On se sen-
tait affiné . par la douleur, capable de compren Ire plus de
choses; on ornait pieusement les souvenirs et les tombes.
Les morts chéris revivaient par les anniversaires. Ici des
êtres jeunes disparaissaient dans la plus désolée solitude
et leurs cadavres enrichissaient un charnier.
Alfred sortit de lui-même au crépuscule. Je n'osai regar-
der à ma gauche. Quand on ferma les rideaux, je sentis
qu'une notion nouvelle et dure, celle de l'impitoyable, avait
pénétré mon esprit. Ainsi le mal se propage, c Je vais,
jusqu'à mon départ, vivre parmi des monstres, songeai-je.
Il faut désormais me blinder, considérer ces horreurs d'un
œil calme, éviter le frisson. > C'est une des raisons de la
haine que je garde aux Horticoles qu'ils m'aient, d'une
façon même éphémère, gâté le pouvoir de compatir. Mon
voisin le charretier cessa de m'ètre odieux. Il était dans la
note. Sarcasmes et blasphèmes mèVès îtU\NCi\!Cv\ss^\SL^vNSk"^)^^
convenaient à cette salle de Vh6pîla\ T^çYlu^ wi \fe ^^^
LES HORTICOLES. 47
garçon, voilà à quoi serrent les pauvres chez les
coles.Tout ça c'est pour notre sauvegarde ; c'est pour faire
avancer la science. Si j'étais bien portant, j'apprendrais à
me servir de ces machines, et je vous promets que je
ferais une belle sarabande aux Malasvon, Cudane et
autres. > Cette menace me frappa. Je compris que des
forces redoutables, employées au service du mal, sans
bonté ni justice, se retournent fatalement contre ceux qui
les détiennent.
Il était écrit que mon apprentissage serait bourré d'émo-
tions; car, dans la nuit, je fus réveillé par un piétinement
étrange. Me dressant sur ma couche à Taide d'une poigoée
de bois qui descendait de la traverse, j'aperçus des hommes
de police, reconnaissables à leur uniforme que j'avais
déjà remarqué au débarquement. Ils aidèrent à soulever
et à porter sur le lit déjà vide d'Alfred un corps inerte et
ensanglanté. La figure semblait une grenade ouverte. On
étendit avec précaution cette bouillie rouge sur des alèzes.
Jaury arriva se frottant les yeux. J'appris que mon nou-
veau voisin était tombé d'un quatrième étage étant ivre.
L'interne ausculta cette chose sans nom et déclara : c II
vit! > Puis, avec une patience admirable, il lava les cail-
lots, ferma les grosses plaies a?ec des aiguilles et du fil,
bassina les petites. En le voyant, éclairé par le rat de cave
que tenait la surveillante, s'empresser sans énenrement
auprès de ce malheureux, je déplorais que tant de belles
qualités fussent bridées par un mauvais esprit général
que je ne sais quel destin funeste a souffié sur les Hor-
ticoles. Jaury ne pouvait s'empêcher de plaisanter.
J'entendis qu'il disait à Vobjet qu'il était en train de
refaire morceau par morceau : « C'est égal, mon ami,
avec cette gueule-là tu ne pourras aller au bal d'ici
longtemps. — J'ai soif, » répondit la gueule. La sur-
veillante apporta un verre d'eau. Je découvris alors un
semblant de bouche; au-dessus, deux paupières déchi-
quetées; au-dessous, un lambeau do menton. Cela par-
f Iw
48 LES MORTIGOLES.
lait d'une façon étouffée et presque incompréhensible. Oh!
ce fai soift II me tint éveillé toute la nuit, répété dans
des tons divers et avec des modulations déchirantes. La
soif ! le plus profond des besoins, dont on ne sent la vi-
gueur que dans la blessure et la fièvre, mot de catastrophe,
mot de soulagement, plein d'images de grands lacs purs,
de torrents, d'écume acide, de saveur glaciale, dont on
rêve et que Ton invoque ; la soif,^êclie, irrésistible amou-
reuse de l'eau, cristal fluide, limpidité bienfaisante!
CHAPITRE III
Le lendemain, la visite recommença, puis le déjeuner,
puis la contre-visite, puis un défilé d'événements touchants
ou. tragiques, mais qui marquèrent moins que les pre-
mières empreintes. La barbe rousse commençait à vomir
sans trêve, et son affaiblissement graduel n'arrêtait pas
ses invectives. Mon voisin de gauche revenait peu à peu à
l'existence. Je voyais sa figure se refaire pièce à pièce,
heure par heure, tel le givre en dessins sur la vitre. C'est ^'
étonnant comme un visage détruit repousse avec rapidité.
Il était d'ailleurs fort laid, ce masque réviviscent, et cor-
respondait à un bas-fond d'être indéfinissable, à quelque^ ♦•',
amalgame végétatif de chair et d'âme.
A chaque instant, dans cette salle d'attente de la mort,
arrivaient des brancards rouges et gémissants. Je pus me
convaincre, par la coulisse, de la brutalité des Morticoles.
Je soupçonnais même le syndicat des médecins de favo-
riser cet état de choses ; mais mon charretier m'affirma
qu'il n'en était rien, que l'abondance des fléaux et acci-
dents tenait au manque de pitié et au développement scien-
tifique. Je me rappelle les brûlés, leurs plaintes issues d'un
moignon de larynx, leur charbonneuse pâtée de figure, la ^^^^
peau se détachant par lanières avec les habits que l'on '^'^
coupe. On les enduit de beurre et de glycérine, puis on
les laisse souffrir tant qu'ils veulent dans leur onctueux
cercueil de coton. Un de ces misérables remplit, pendant
J w
LES MORTIGOLES. 51
rachent les quelques sous qui restent. Que voulez-vous? on
est égoïste. En ce moment mes gosses meurent peut-être
de froid et de faim. Ma femme est quelque part dans un
hôpital et un Malasvon la tripote ; moi, je me chauffe autour''
du poêle. »
Celui qui me parlait ainsi s'appelait Jage. Tous ces
hommes avaient des noms indéterminés, sans forme ni
relief, qui convenaient admirablement à leurs intelli-
gences atrophiées par-ci, hérissées par-là, à leurs pliysiono-' ■
mies indécises. Cinq ou six aùîrés approuvaient et dodeli- •
naient de la tête sous leurs bonnets de colon. Tisonnant le ;
poêle par cont enance : « Qu'est-ce que le Secours uni-
versel? y> demandai-je. Un nommé Gagneu répondit, à la
place de Jage que son exaltation avait épuisé et qui toussait
en crachant : « Je connais ça, monsieur. J'ai été du bâti-
ment; on m'a renvoyé parce que j'avais pris cinq francs
dans un tiroir; je croyais faire comme tout le monde, et
puis... et puis... j'avais faim. Le Secours universel, c'est
une très grande administration dont nous dépondons tous
ici. Il y a beaucoup d'argent là dedans. Outre les impôts,
et vous savez s'ils sont formidables, les plus riches des
Morticoles, après avoir bien pressuré les pauvres, sont
pris de regrets inexplicables : ils subissent des épidémies
de remords, comme disent les médecins, et ils laissent
leur fortune au Secours universel. De cet argent-là on fait
deux parties : l'une sert réellement à entretenir les hôpi-
^t^i^x; avec l'autre ces messieurs de l'administration se
"if goBergent. Sans doute on vit large ici ; on mange bien, on ,
est chauffé. C'est que, pour beaucoup voler, faut être hon-
nête sur un point. L'hôpital Typhus est modèle; c'est lui
qu'on montre aux étrangers. Il y en a d'autres — ah, si vous
les voyiez ! — où on avale de la soupe au bois de parquet, où
on est maltraité pire que des chiens. J'en ai su de drôles,
je vous assure, au Secours universel et je les raconterais
bien, si je n'avais pas peur qu'on me fourre dans un caba-
non ou une prison d'où je ne sortirais que les pieds en
1^*1
LES HORTICOLES. 53
die. Je criais tout ce qu'on ne peut pas dire, tout ce qui vous
monte à l'idée et vous crève de ne pas sortir. Alors je par-
lais, je parlais; tout le monde me semblait des camarades
et je pardonnais même à nos maîtres. L'alcool, c'est lui le
bon Dieu, le paradis. Mon, je ne regrette pas ma sale
fistule, et, si c'était à refaire, je le referais. Et puis c'est ^^,
beau chez les marchands de tord^b oyau ; c'est pas comme , , , :
."^y* dans nos coquilles. Il y a de l'or aux moulures et des tables •,
*' " propres avicuTPgarçon qu'on commande et qui les essuie. >
Une fois par semaine, mes compagnons recevaient des
visites. Je voyais alors ces familles dont ils me parlaient :
les femmes, protégées contre le froid par une pellicule
d'étofife noire r âpée> sous laquelle frissonne un corps dé-"' *
bile, antre de privations que creusent les coups de pioche
du destin. Des toux, des tressaillements, de la honte au
triste sourire. Pauvres visiteuses inquiètes ! D'une main
elles tenaient une orange, fille d'or des contrées de lu-
mière, et j'ai vu la salle Vélâqui égayée tout à coup par ces
petites sphères odorantes, porteuses de fraîcheur et de
consolation... Puis des enfants de toute taille, prêts déjà
pour la maladie, depuis le marmot dont on renonce à
moucher l'intarissable fontaine, jusqu'aux longues filles. •-
maigres et souffreteuses, qui regardent le père avec un
reste de terreur des scènes passées, jusqu'aux jeunes gens,
plus timides et frustes encore, qui fixent la pancarte ou •
la porte par contenance. Mari et femme avaient peu à se'
dire : les premières nouvelles demandées, quelques sou-
venirs échangés, ils restaient en général côte à côte sans
se parler, elle promenant sur le drap ses mains aux doigts
piqués par la couture, toussant de temps à autre et ser-
rant les épaules. Les enfants, honteux ou terrifiés, pre-
naient le contact avec l'endroit décrié où se passerait leur ^** ' '
adolescence, terminée par une brève agonie; je n'ai jamais
vu de vieillards à l'hôpital Typhus. Chez les pauvres,
quarante ans représentent l'extrême sénilité.
De même qu'il n'y a que deux ou trois types de misère,
5
LES HORTICOLES. 56
démarche, tout en lui me paraissait odieux. Son arrivée
était annoncée par six coups de cloche. Quand j(*. les comp-
tais, j'avais le cœur serré. Il entrait, suivi de sa troupe.
Quelquefois des jeunes gens l'abandonnaient, s'être- •"^'^
naient dans la salle, causaient et riaient avec des ma-
lades, car chez les Morticoles la dureté n'exclut pas une
certaine jovialité grinçant e. Un petit brun à tête ronde,''' ^
nommé Prunet, s était attaché à moi. Il me faisait
causer sur ma race, mes parents, les raisons de mon
voyage. J'étudiais là plus facilement que chez Jaury, qui,
moins jeune, avait plus d'artifice, les naissants caractères
nationaux : une extrême mobilité d'esprit, beaucoup de
suffisance, une amertume innée, pas assez d'originalité ni
de bonté pour résister à l'abrutissement éducatoire et
méthodique. Ce petit Prunet, élevé d'une autre manière,
eût fait peut-être un homme sain. Dès l'âge le plus tendre
on lui avait appris l'obéissance aveugle, le respect du
maître, la soumission aux lois stupides qui encombrent la
société des Morticoles et qu'ils croient très supérieures à
des dogmes, alors qu'elles sont plus creuses et avilis-
santes. Je le laissais me plaisanter sur mon nom, mon nez,
mes manières, me révéler peu à peu cet égoïsme qui ferait
de lui, àl'âgeadulte, une pierre dans la fronde scientifique.
Il me dévoila l'inimitié sourde qui existe entre ceux en
blouse qui font partie du service, et ceux sans blouse qui
sont des irréguliers, de simples assistants.
Quelques-uns de ceux-ci étaient étrangers, venus de
contrées singulières. Ils avaient gardé sur leurs visages
des rayons trop vifs de soleil, qui leur faisaient des faces
jaunes et blêmes où les poils de leurs barbes et de leurs
cheveux semblaient des giauânts de fruits exotiques. Ils
portaient des bagues étincelantes aux doigts, des épingles
de couleur à des cravates sales et un linge dégoûtant sous
des habits recherchés. Ils parlaient un charabia désa- '■••'■'
gréable et la plupart étaient d'insupportables animaux, ^^''ij
plus odieux que les Morticoles, parce que leur cruauté
LES HORTICOLES. 57
part étaient maigres et regardaient d'un œil d'envie le repas
que nous amenaient les chariots, alors qu'eux, nourris
par la science, laissaient passer l'heure problématique.
Prunet me racontait que beaucoup de ces imaginaires
continuaient pendant dix ou vingt années leur inutile be-
sogne de papillons. Ils se faisaient la tète d'un célèbre mé-
decin mort ou vif. Je retrouvais parmi eux un petit Tabard
et un grand Malasvon dont les favoris poussaient de tra-
vers. Je saisissais, sur ces débris, les tics, manies, habi-
tudes et façons de leurs grands confrères. Les élèves
réguliers leur jouaient de mauvais tours, leur indiquaient
comme une rareté quelque lésion très simple. Eux se prê-
taient à ces farces. Ils poussaient l'amour de la dignité et
des honneurs qu'ils n'avaient pas si loin qu'ils se fabri-
quaient des décorations artificielles à l'aide de pétales de
fleurs ou de morceaux de papier rouge.
Un d'entre eux, de petite taille, à la physionomie intel-
ligente et ouverte, au regard de feu, s'appelait Lecène de
Cégogne. On l'avait surnommé la Cigogne. Jaury lui
témoignait du respect et je l'entendis sermonner Prunet,
après que le vieux leur avait fait un "petit cours sur la
fistule de mon voisin de droite. « Vous avez tort de le
plaisanter, celui-là. Après sa mort, on le tiendra pour une
des lumières de la science et on lui élèvera une statue sur
la plus belle place, car c'est un homme de génie, oui,
de génie. Actuellement on le raille, mais chacun le
détrouss e, le pille et l'utilise. Cudane, Boridan, Canille, ' '^
Avigdeuse, Cortirac, Wabanheim l'invitent à déjeuner, le
font causer, lui volent ses idées qu'ils cuisinent à leur ;•'*
façon, et présentent le tout à l'Académie TStajeure, où on
leur décerne des prix de cinq mille francs, tandis que
la Cigogne crève de faim. > Je rapporte ce discours, parce
qu'il caractérise les Horticoles. Ils n'ont même pas, j'en
eus d'éclatants exemples, la probité professionnelle.
Un autre groin de celte époque, que je signale parce ^■
qu'il joua un rôle dans ma vie, fut le beau Tismet de
LES HORTICOLES. 59
bientôt qu'on marche sur deux pieds et qu'on ferme les
paupières pour dormir ! — C'est le souteneur de la chirur-
gie. — Quand déterrera-t-il sa vieille dame et nous lais-
sera-t-il en repos ! ) Telles étaient les aménités que Ton
débitait sur le compte de ce cavalier galant. Mais, en
face de lui, les plus har gneux faisaient merveilleuse con- /"
tenance ; on paraissait le craindre et Ton répétait que,
malgré ses ennemis, il arriverait à tout avant tout le
monde. L'hypocrisie est la grande règle des Morticoles,
société hiérarchisée, où tout s'obtient par la faveur et l'in-
trigue et d'où l'indépendance est bannie.
Or je préférais encore ce Tismet aux grues qu'il provo-
quait à l'admirer. Celles-ci m'étaient odieuses. Ainsi,
pensais-je, dans ce monde d'hommes impitoyables, on n'a
même pas le recours de la femme, oasis de Tâme, pelouse
du corps et de l'esprit. Quand une d'elles me tâtait la
cheville, j'avais un sentiment de dégoût. Je pensais à ma
mère, à mes sœurs, à toutes les chastes créatures qui
m'avaient fait battre le cœur, et qui, parfaitement igno-
rantes de Tanatomie, détestaient la mort et la douleur, ne
s'occupaient que de choses amoureuses et vivantes ou des
soins du ménage. Ceci ne les empêchait pas de s'installer
au chevet de nos très rares malades et de leur apporter la
compassion, le meilleur des remèdes, la compassion, pour
laquelle il ne faut ni brevets, ni diplômes, ni études, que
l'on ne met pas dans des pots, que l'on n'ingurgite pas de
force, qui ne se trafique pas, musique idéale pour le défilé
terrestre, ciel pur qui tire les visages en haut, hors de la
boue et de la poussière, confond les riches et les pauvres
et souvent favorise les pauvres, qui ignore toute règle de
raison et de logique et va même contre la justice.
Malasvon opérait à jour fixe. Dès le matin, les infirmiers
venaient avec des brancards chercher dans la salle les
malades dont on appelait les numéros. Ces infortunés par-
taient pour l'abattoir, le visage agrandi d'épouvante. Au
retour, quelques-uns n'étaient plus qu'une plaie hurlante
•'
LES HORTICOLES. 61
Tout ce qui rompt les digues sacrées du corps est œuvre
infernale! La chirurgie a ses prétextes comme la guerre;
elle n'a pas davantage ses excuses. Prolonger une existence
infirme est atroce. Que le sang reste là où il est ! Mécon-
naître celte loi, c'est déchaîner la cruauté, le meurtre, dis-
perser sur le sol une sève qui appartient à l'Être. J'ai subi ' ■'
d'affreux regards, joyeux et fiers du sang versé. Certains
venaient, après les coupes de Malasvon, se repaître du
spectacle des plaies bouillonnantes, goûter la volupté car-
nassière* Pourquoi d'ailleurs tout être sain tremble-t-il à
la vue et à l'odeur du sang? Pourquoi ressent-il alors le
frisson sacrilège que les corrompus tournent en jouissance?
Et pourquoi les criminels sont-ils toujours trahis par le
sangy la vision, la trace, l'indélébilité, la poisse du sang
qui ne veut pas partir, qui se caille, se fige et demeure?
Saveur fade, acre et métallique et mère de cauchemars !
Je me rêvais sur la plage d'un océan rouge. Écarlates, pe-
santes etmoirées, des vagues déferlaient vers moi. Une lune
louche éclairait l'étrange paysage. El,au réveil, une plainte
sourde, un cri aigu me signifiaient que là-bas le réel re-
joignait mes songes.
Ce fut le tour de la barbe rousse. Comme cet entêté ne
voulait pas mourir, Malasvon résolut de l'opérer encore.
Il s'expliqua là-dessus avec sa rudesse ordinaire : a Mes-
sieurs, voilà un malade extrêmement curieux, extrêmement
intéressant. Vous le connaissez, quelques-uns d'entre vous,
n'est-ce pas, Tismet ? — Tismet s'inclina obséquieux. —
Eh bien, messieurs, il dépasse de beaucoup le temps que
nos prévisions lui avaient accordé, car nous lui ^vons racl é-» • '^
trois fois sa fistule. Nous allons tenter un dernier effort,
et, avec l'aide de notre excellent élève et collègue Tismet
de l'Ancre, réséquer une grande partie de Torgane défec-
tueux, nettoyer largement la paroi, la stimuler au besoin
par quelques pointes de feu, puis nous laisserons la plaie
béante, la panserons tous les jours et nourrirons le gaillard
soit par cette cavité, soit par la bouche, soit par le fonde- c^^
^- '
LES MORTIGOLES. 63
stupéfait de sa besogne, et on ne le revit plus. Pour comble
d'agrément, Cudane et son aide traversaient la salle à cette
minute avec leur machine. L'estimable électricien se re-
tourna au bruit, s'informa de la cause et m'affirma qu'il
était urgent, une nouvelle lésion venant de se produire,
d'en annihiler aussitôt TefTet par quelques décharges de sa
boîte à étincelles. Je m'y refusai doucement. Il insista : je
m'obstinai. Il se fâcha et me menaça de me mettre à la
porte, si je ne me prétais à sa fantaisie. Le passage du cou-
rant ne fit qu'augmenter mon angoisse. Jamais je n'ai
mâclié, la haine comme à cette minute, devant la tète plate, ^'
la barbe plate, les cheveux plats de Cudane, son front sur-
tout, galel_j)as et obtus, où il n'y avait place pour rien que- •
de vil. Si l'électricité n'est pas un vain mot, de moi vers
lui glissaient sans doute des effluves, car, m'ayant regardé
de son œil vitreux, il jugea l'expérioiice suffisante et partit
avec son aide et son appareil; quelques secondes de plus
et je lui sautais à la gorge.
J'étais désespéré. Jaury ne me cacha point qu'à mon
entorse avait succédé une luxation compliquée de fracture
d'un os du pied. Je pleurais de rage. 11 me consolait :
« Ne vous lamentez pas. On pourra peut-être agir vite. Je
parlerai au patron demain matin. » Je me perdais à un
horizon infini de misères. Jamais, pensais-je, je ne sor-
tirai des griffes d e l'hôpital Typhus. Jamais je ne reverrai
mon pays ni les miens. On va m'emporter dans la salle
d'opérations, d'où je reviendrai mourant, et puis on me
déchiquèj^ era dans des bocaux, comme les autres, et que ' ^
suis-je d'ailleurs de plus qu'eux ! Je regrettais Alfred, la
barbe rousse, mes éphémères compagnons. J'étais isolé,
je ne connaissais plus personne; chacun avait des dou-
leurs et des appréhensions trop vives pour s'intéresser
aux miennes. J'eus recours au grand remède, la prière.
Mais je suis superstitieux et il me semblait que d'ici, de
ce lieu d'iniquités et de désolation, elle ne pouvait
monter vers le ciel. Je la voyais s'arrêtant au plafond de la
LES HORTICOLES. 65
Jusqa'aa mardi, je ne yécas pas. Il me semblait à la lois
que les heures marchaient trop vite et que celle qui me
libérerait de mes terreurs ne sonnerait jamais. BalloUé
ainsi entre la crainte et l'espérance, j'interrogeais TïévreS-
sèment la surreillante, la petite Marie, les infirmiers,
Prunet et Jaury sur la gravité de mon cas, la durée pos-
sible de ma convalescence.
Enfin, le fameux jour arriva. Je me réveillai à Taube.
On entendait de près et de loin des malades s'étirer,
bâiller et geindre. Dehors, l'aigre cri d'un coq me ramena
à des époques passées et m'attendrit davantage sur mon
sort. J'eus, à cette seconde, une impression de langueur
infinie, presque la béatitude du martyre. Environné d'hos-
tilités et d'indifférence, destiné à un immonde gâchis et » *'<
peut-être à la mort, moi, Félix Canelon, je sentis mon
angoisse s'évanouir comme un amas de brume, alors que
le soleil est proche et réchauffe déjà Thorizon. Mon astre,
ce fut une plénitude de cœur, une sérénité qui me fil envi-
sager les pires tourments d'un œil calme : € Quo ce qui
doit être soit; tout est bien, et le mal n'est qu'un ache-
minement vers le mieux. > J'observais mes voisins, la
salle, la surveillante occupée aux premiers pansements, le
veilleur mouchant un rat de cave de ses gros doigts hui-
leux. Des pensées de rachat, de sacrifice, de rédemption '•
par les larmes et les tortures me traversaient Tàme en
tièdes tourbillons, y laissaient un angélique sillage. Pen-
dant quelques minutes, dans celte pièce puante, lourde
de plaintes, à la lueur clignotante du jour levant, et
tandis que le poêle ronflait, j'ai été un saint, j'ai eu la
grâce.
Quand l'interne vint me chercher, cet état merveilleux
persistait ; mais le fait de me redresser, de me laver le , ^
pied au savon, de passer une culotte, des chauss ettes et de i ■ -^
m' étendre sur un brancard changea mes dispositions ; je ^
redevins le Félix ordinaire, ejfaré de ce qu'il allait subir. ''.^"^
Nous n'eûmes pas un long trajet â parcourir; après deux
LES HORTICOLES. 67
et la face impassibje aux larges favoris : la lourde ma- r
choire! c Messieurs, nous devons aujourd'hui couper deux
cuisses, enlever un ulénis, le cureter, puis le remettre;
extirper une tumeur de Taisselle, un cochonome quel-
conque, je ne sais pas ce que c'est, mais c'est dur comme
du chien. — Tismet et les élèves rient en arrière; on a
souri dans l'auditoire. — Nous supprimerons les ganglions
malades, les suspects, et même les sains, lesifuels sont
quelquefois suspects. Nous prolongerons l'incision de Tais-
selle à l'abdomen et nous scruterons le pli de l'aine. Nous
opérerons, par notre méthode malasvonienne, une luxation
sous-astragalienne avec fracture de l'astragale probable-
ment double : nous verrons si le sujet n'est pas scrofuleux,
ce qui est vraisemblable, car il est étranger. > — C'est
moi cet étranger, et plus que jamais, car tout me semble
nouveau; ceux que je connais n'ont pas aujourd'hui le
même visage, les mêmes gestes. Tout est élargi, tout fris-
sonne. Je vois Malasvon changé, puissant, dominateur. Il
est en habit et gilet blanc avec une grosse chaîne à bre-
loques. Un petit morceau de craie à la main, il regarde vers
son tableau noir, comme s'il allait écrire ; pourtant il n'écrit
pas. Les outils reluisent toujours, paraissent rire à leur
ouvrier... « Les grosses tumeurs, messieurs, je vous les
ferai passer; les petites, vous viendrez les voir. Pour dé-
buter, nous extrairons du larynx d'un jeune homme une
pièce de dix souç qu'il y introduisit par mégarde; enfin
nous trépanerons un agent de police victime de son audace,
nous réséquerons un rein à un adulte, trois côtes à un
manœuvre et la vésicule biliaire à une femme qui maigrit
sans discontinuer. Je vais vous la montrer tout de suite.
Levez-vous, madame. »
D'un brancard près de moi surgit un squelette en cami-
sole blanche. Les yeux sont si loin qu'on ne les voit plus;
le corps et les mains tremblent. Le jupon noir glisse
sur l'absence de hanches. La petite Marie le rattache. Un
peu de brouhaha. Bruit de cuvettes entre-choquées. On/^^'^
LES MORTIGOLES. 69
chéri... Bonsoir... Bé... Bé... Bé... Gueu... gueu... »
Horreur, un jet de sang a jailli sur ma face! Je voudrais
me sauver. Je ne le puis. Je suis prisonnier du brancard!
... Chacun s'effare! Qu'y a-t-il donc? On emporte la vic-
time inerte et sanglante, couverte de pinces qui s'entre-
choquent sinistres : € C'est un malheur, messieurs, c'est
un malheur heureusement très rare. » El Malasvon, su-
perbe dans son gilet, son habit, la tête droite, éponge son
front où perle la sueur. Tismet lui passe des compresses.
Il a mis son lorgnon : il est très beau, très digne, Tis-
met... € A une autre... A l'autre > ... Cela continue ; c'est
un vertige, un tourbillon : l'odeur du chloroforme, l'élec-
tricité, les haleines des assistants, l'acide phénique, les
murmures et les ordres : c Pince... Éponge... Bistouri...
Sonde cannelée... Eponge... Pince... » Oh, les lamenta-
tions égarées des malades! c A une autre... La tumeur...
vite... » La pendule même semble pressée. La voix de
Malasvon, obstinée, rauque d'effort : c Ah, messieurs, elle
résiste... Mais nous l'aurons. ^ Un han furieux : « La voilà!
Examinez. Faites passer. » Une boule de chair sanglante
voltige. Applaudissements.
Je sens que mon tour approche. Je prie éperdument, et
je n'écoute pas ma prière. La peur me troue comme un
couteau. Je tremble d'un fourmillement de frissons, les
uns chauds et les autres froids. J'ai l'envie de demander
grâce et en même temps la haine des Morticoles. Celle-ci
s'aggrave de la vue de Cudane. On me saisit avec brutalité.
On m'élend sur le lit. Malasvon parle de son opération.
J'entends un cliquetis d'instruments et je sens, tout près
de moi , l'épouvantable odeur du chloroforme. On m'ap-
plique violemment sur la bouche la petite boite mortelle.
J'étouffe, j'étouffe. On pompe. On veut donc me tuer? Au
secours!
Comme ces fruits sentent bon! Je suis très béat dans
notre jardin, devant un pommier; ma mère et mon père
marchent à distance, mais il y a matériellement près
LES MORTlCOUâ. Tl
des évangiles. Monsieur regrette les hîstdines qui eieitent
et dégradent Timagination. Mais, Canelon. c'est la beaatê
des Mortiroles d'avoir banni on idéalisme \ipie et tout
ramené à des notions nettes. Ces ouTra^es de la biblio-
thèque sont aussi ceux qn'on donne aux enfants. Au lieu
de fables et de contes à dormir debout, on leur i ;culqne
des principes de botanique, physique et chimie. ()u>^r-re
que le gaz tT éclairage? Comment s'extrait la houille?
Histoire de la machine à tapeur. Voilà les plus belles
anecdoctes. > Tout cela me paraissait ridicule et ?ain,
capable d'augmenter la commodité, mais aussi le malheur.
€ C'est, peosais-je, l'histoire de mon pied. Malasvon me le
-découpe pour le guérir au nom de la science, mais Ta-
bard me l'avait démoli au nom de la science. Le mieux
eût été de le laisser tranquille. Ces gens-là se plaisent à
contrarier la nature, et, ensuite, à parer ses coups. Ainsi
leur gaz, électricité, vapeur, etc., accablent d*accident^
ceux qui les manœuvrent, les triturent. Leur entretien
détraque à jamais la sauté d'une multitude d'ou-
vriers qui donnent leur vie à ces besognes ingrates. Ce-
pendant les Horticoles se préoccupent d'étudier les maux
qu'ils ont causés et de panser les plaies physiques. Le plus
souvent ils les empirent. Quant aux plaies morales, au
dégoût, à la révolte, à la haine, ils ne s'en soucient point,
tous abrutis qu'ils sont de matérialisme. >
On savait que j'étais chrétien et tout le monde me plai-
santait. Moi, je répondais à Jaury et aux autres : <( Ne
voyez-vous pas que vous avez aussi vos idoles, vos belles
inventions de téléphones, télégraphes, systèmes il'égouls
que vous m'exposez avec tant d'orgueil, et croyez-vous que
ces idoles ne dévorent pas une masse de chair luimaine
dans les petits sacriflces journaliers nécessités pir leur
entrelien, l'épuisement des porto-monnaie iiulispensable
à la formation' des syndicats, comités d'actionnaires, et
dans les gros sacrifices périodiques appelés catastrophes?
Ne croyez-vous pas que ce progrès, dont vous avez plein
* •
LES HORTICOLES. 73
drap bleu, un gilet et une Teste semblables, un tablier
grisâtre et une casquette sur laquelle scintillaient ces
mots : HOPITAL TYPHUS. Les malades, la petite Marie,
la surveillante s'étaient fort réjouis de mon accoutre-
ment.
Je sortis de la salle Yélàqui avec bonheur, mais non
définitivement, car je devais continuer à v coucher el à v
prendre mes repas. Je revis la longue suite d'arceaux, les
escaliers, les retentissants vestibules de ce palais du Mal.
ITabritant de mon tablier, je traversai au pas de course
les maigres jardins détrempés par une pluie cinglante
mêlée de neige et de boue. Le ciel n'était qu'une bataille
de nuages boursouflés et hagards qui se poursuivaient
avec une rapidité effrayante. On m'avait indiqué la route.
Après les jardins, une cour Malasvon, entièrement dallée,
que l'averse faisait reluire. Je contournai le bâtiment
Charmide, j'enfilai deux ou trois ruelles à nom bizarre et
j'arrivai enfin à une sorte de boyau entre deux pavillons,
étroit, sombre et infect. Sur une porte basse, je lus :
Service des autopsies. Je franchis le seuil fatal.
Dans la première pièce, il n'y avait rien que des chapeaux
et des pardessus. La seconde était une vaste salle déserte de
vivants, mais peuplée de cercueils, la plupart découverts,
où l'on voyait les corps, les maigres, les lamentables corps,
les os serrés sous la peau sèche, les visages raidis, con-
tractés comme par une attention posthume. Une frigidité
contagieuse me glaçait le sang, me figeait d'horreur. Aux
poignets des bras étiques, où saillaient les cordes des
muscles, étaient suspendues des étiquettes par une courte
ficelle grasse. Là je lus des noms par lesquels on nommait
ces êtres qui marchaient, qui parlaient, qui pensaient
comme moi et comme tant d'autres avant et après eux.
Cadavres maintenant, ils avaient, accrochés à leurs mains,
ces signes qui semblent appartenir à Tindividu, le mettre
à part des autres, le différencier, ces signes où nous voyons
la destinée, qu'on a répétés dans l'amour, dans la haine
1
LES HORTICOLES. 75
ront sans cesse la neige et la grèle et les giboulées du
rade hiver I
Daus cette allée blôme, plantée de cercueils, je restais
donc stupide et mome^ quand une voix grossière, écla-
tante, m'expulsa de ma rêverie : € Qu'est-ce que vous
fen|ez_sur vos deux pieds, comme un héron, au lieu de
travailler? Si vous commencez comme ça! » C'était
Trouillot, le garçon principal d'autopsie, être immonde,
face empourprée de l'alcool dont il remplissait chaque
jour sa crapuleuse bedaine, grisonnant déjà, presque un
vieillard, corps rompu à la même besogne funèbre depuis
plus de vingt ans, corps de colosse porté par des jambes
courtes, d'aspect démoniaque. Il passait pour savoir autant
d'anatomie que les meilleurs chirurgiens. Ses mains
noueuses étaient énormes et il cassait en deux d'un coup
de poing la colonne vertébrale d'un sujet.
Je crois que, quand il m'apostropha ainsi, me rappela à
Fhprreur réelle, je l'aurais volontiers étranglé. Il fallut
pourtant lui obéir. 11 m'ordonna de l'aider au transport
d'un cadavre. Je pris par les bras, dans un cercueil, celui
qu'il prit par les pieds, un être maigre du haut, mais
exceptionnellement ventru. Hélas, le contact de cette chair
dure, sous la peau flasque et froide, la tête qui se balance
au hasard des chocs et des secousses ! Nous enlr;\mes dans
une autre salle très claire. Au-dessous de quatre tables de
marbre, le plancher se creusait de rigoles ; sur elles
étaient des billojs graisseux et une caisse d'instruments
rouilles. Nous déposâmes notre charge accablante, et le
corps, sur le marbre, fit un bruit mat et mou.
Un chef de service entra, suivi de ses élèves qui riaient,
plaisantaient, s'envoyaient, à cause du froid , d'énormes bour-
rades dans le dos. Il s'appelait Avigdeuse, ce médecin, rival
en pose et en beauté du chirurgien Tismct de l'Ancre : bien
planté, brun, hardi, armé d'une barbe en pointe taillée
avec soin et d'yeux cruels, des yeux de forban qui simu- .
Paient la douceur et qu'il masquait d'un lorgnoii s$ins
LES MORTIGOLES. 77
j'étais interne dans le service de mon vénéré maître
Labroche, Trouillot fonctionnait déjà; mais que je ne vous
dérange pas. Travaillez. Au revoir! >
Il roula vers la sortie. L'interne, d*une incision rapide,
mena le couteau de la gorge au bas de Tabdomen. Un flot
de liquide jaune jaillit du ventre gras et coula des rigoles
de la table sur le plancher avec un glouglou hideux. Mon
être se souleva de dégoût. Ce fut pire quand, agrandissant
l'ouverture et rompant les côtes à l'aide de forts ciseaux,
l'opérateur retira un à un les organes de cette cavité misé-
rable. Je vis le rouge et huileux poumon, le cœur onctueux
et rond, le foie qui s*étale comme un dôme brun et la rate
sombre,ferme dans sa capsule. Âvigdeuse, d'un air distrait,
saisissait chaque organe, le comprimait, le palpait, esquis-
sait une plaisanterie. Il grattait le poumon, incisait le foie,
et promenait un bistouri à la surface, entrait ses doigts
dans les cavités du cœur, mais sans enthousiasme, avec
une moue^maussadOy soit qu'il eût hâte d'avoir (ini, soit
qu'il eût peur de tacher, malgré le tablier protecteur, sa
redingote à revers de soie. Trouillot me surveillait, m'ap-
prenait à vider le seau, à éponger la table. Quand on
déroula l'intestin comme un monstrueux serpent, j'eus
une brusque secousse et me cramponnai à une chaise pour
ne pas tomber. Cette défaillance passa inaperçue; je
devais, hélas, m'aguerrir.
Car, maintenant encore, je m'effare du contagieux esprit
d'habitude qui explique, chez les Morticoles, tant de
stupres et de forfaits. Au bout de quelques jours, j'avais
pris mon parti de cet affreux métier. J'aidais Trouillot
dans ses besognes les plus répugnantes. Il apportait en
cachette des bouteilles de vin, volées à l'économat, que nous
buvions entre deux cercueils. Bientôt ceux-ci perdaient
leur signification. L'alcool les animait. Ils devenaient une
assemblée de camarades, un peu silencieux, un peu raides,
mais attentifs à nos ébats. Trouillot se levait, oscillant sur
ses jambes molles et torses, et entonnait une de ses mul- '
1.
LES MORTICOLES. VJ
bien pour Hagaduque. A la longue, tous ces docteurs,
grands, gros, maigres, larges, étroits, noirs, blancs,
poseurs, ricaneurs, raconteurs d'histoires, faiseurs de
bons mots, à langues aussi vives que leurs bistouris, ou
silencieux comme des dalles, ou fluents comme le sang et
le pus, tous ces Morticoles mortîcolisés m'étaient devenus
indifférents. Quand ils dépeçaient un cadavre, je jetais sans
souci pèle-méle dans le seau ce qui fut jadis la vie, le
gâteau blanc du cerveau, la moelle fine et courte comme
une vipère. Mais quand, le lendemain, Trouillot m'ordonna
de mettre Magaduque sur une table, je sortis pour éviter
un malheur.
J'errai à travers les ruelles infectes qui avoisinaient la
salle d'autopsie. Je ne sentais pas la pluie me ruisseler
•dans le dos et sur Ja poitrine. Je me jugeais aussi vil et
dégradé qu'un assassin : j'étais un lâche meurtrier de
«adavres, un Trouillot, une bête de cimetière rampante,
un cancrelat , gluant du gras des morts. J'eus envie de
m'enfuir de l'hôpital, d'aller me jeter à la mer. Mais com-
ment sortir de ce labyrinthe? Je m'agenouillai dans la
boue. Un arbre noir dans la rafale agitait devant moi ses
branches désespérées et son âme me parut concorder à
la mienne. Je priai avec ferveur; j'interprétai mes souf-
frances, mes hontes en épreuves. M'adressant à Dieu, je
dépouillai le Canelon insouciant... Quand je me relevai,
j'eus l'impression de dix ans gagnés en quelques secondes,
et pris, réconforté, le chemin de la salle Vélâqui.
LES MORTiCOLES. 81
l'eau, agile et spirituel plus qu'un singe, possesseur d'une
infinité d'histoires drolatiques ou touchantes, maître de
lui dans les situations périlleuses. On ne lui savait qu'un
défaut : l'amour effréné des cravates voyantes. Avec quelle
allégresse je le serrerais dans mes bras! Mes transports
furent interrompus par les ijnprécations de Jaury, lequel
s'apercevait que mon voisin de gauche était atteint d'une
rougeole et qu'on l'avait par mégarde placé dans un ser-
vice de chirurgie qu'il risquait de contagionner. Le mal-
heureux tremblait la fièvre. La nuit précédente, il m'avait
demandé à boire cinq fois et je croyais que l'eau tombait
dans du feu^ tant sa bouche, aux lèvres sèches, me grillait
la main quand il me l'embrassa par reconnaissance. Le
directeur vint, pontifiant et solennel. Il menaça de ren-
voyer tout le personnel de la salle et décida que cetépou-
yantail serait immédiatement transféré à Vhôpital des
Contages, sorte de léproserie où les Morticoles expédient
les maladies épidémiques. Là^ elles se joignent les unes
aux autres par les greffes les plus intéressantes. Le cou-
pable fut tiré de ses draps, grelottant, et embarqué sur
une civière.
Le soir même, j'étais pris de nausées et tout larmoyant;
le lendemain j'avais la fièvre et Jaury, à la contre-visite,
me diagnostiqua une bonne rougeole que je devais à mon
aimable voisin. Il me montra, dans une petite glace, ma
face empourprée, mes yeux et mon nez gonflés d'eau. Je le
suppliai de ne pas m'envoyer à Vhôpital des Contages.
L'horreur de ma situation m'apparaissait dans sa splen-
deur, rythmée par le battement plus vif de mes artères.
L'interne fut touché. Il me promit de ne parler de rien
et de me passer subrepticement au service du docteur
Charmide, homme excellent qui me garderait, me soigne-
rait, aurait pitié de moi, me guérirait. J'avais entendu
plaisanter l'extrême bonté de Saint Charmide^ comme
l'appelaient par dérision ses rivaux, désolés d'une situation
prépondérante qu'il ne devait, par exception, qu'à son
LES MORTICOLËS. HS
fixement et presque timidement. Il m'assura que cette
rougeole serait l'affaire d'une huitaine de jours, si je pre-
nais mes remèdes en conscience : c Ces paravents sont
une fragile barrière. Je vous demande de n(; pas frayer
avec vos voisins; vous leur donneriez votre mal. Je vois
un livre sur le lit. Ne lisez pas. Cela fatigue. Restez au
chaud et immobile. N'ayez aucune crainte. — Qu\)ii lui
mette une bonne boule aux pieds et, si sa tisane lui déplaît,
qu'on la change. Quant à la nourriture, il peut inan^'cr
ce qu'il voudra. > Ce ton discret, amical et ces ^'ostes
exquis glissaient au fond de moi comme des messagers
d'amour et de pardon. Qu'il faut peu de chose à Thoinme
pour guérir les plaies cuisantes de l'homme !
Certes, je mangeai ce que je voulus ! J'appris bientôt
que le docteur Charmide, révolté par les dépréda-
tions du Secours universely payait de sa propre bourse les
suppléments alimentaires. Le lait devenail-il rare : « Qu'on
s'en procure et du meilleur, > disait le chef à la surveil-
lante. On me donna, le premier jour, une côtelette sur de
la purée, des haricots verts exquis et une demi-bouteille
de vin qui me réchauffa mieux que la boule. J'aurais
voulu me dévouer pour ce céleste docteur, lui montrer
que je l'aimais et le vénérais de toute la haine amassée
contre ses collègues. Suivant ses ordres à la lettre, je
n'adressai même pas la parole aux malades, mais j'écou-
tais leurs conversations masquées, et mes paravents épais
et creux me devenaient des caisses de résonance. Ces
propos achevèrent de m'édifier : dans tous les tons de voix,
aigus ou graves, ou voilés par le mal, chuchotes presque
et d'autant plus doux et discrets, ils célébraient la bonté
inépuisable de Charmide. Aux uns, il avait changé trois
fois de suite un remède dont ils se dégoûtaient; aux
autres, il avait remis de l'argent en cachette. Un vieux
bonhomme, chevrotant et toussant^ racontait que d'an-
ciens rhumatismes noueux le ramenaient sans cesse au
service. Une fois Charmide lui avait dit tout bas et quand
LES MORTIGOLLS. 85
Quelquefois ils crachaient un sang rose» et ceci leur don-
nait une pâleur où les flammes de leurs yeux vacillaient.
Le timbre parcheminé de leur voix rappelait un jeu de
mon pays, où Ton imite le cri du coq avec un morceau de
papier.
Charmîde les interrogeait sur leurs parents, et, (}uand
les lits étaient voisins, j'entendais distinctement les ré-
ponses. Je demandai à Barbasse pourquoi cette question
revenait toujours. L'excellent garçon niVxplitiua que les
maladies des Morticoles sont de véritables personnages.
Parasites des humains, parallèles aux humains, elles ont
leurs fils chez leurs fils, leurs petits-enfants clioz leurs
petits-enfants, et ainsi de suite : a Et, dis-je, ne peut -on
jamais se soustraire aux conséquences terribles de eette
hérédité? — Jamais. Apprenez, Caneton, que le fils d'un
fou est un fou, celui d'un cardiaque un cardiaque, celui
d'un tuberculeux un tuberculeux. Le mal n'est pas fort
inventif. » J'objectai à l'interne combien ses concitoyens
irépùgiiàient à cet ordre de problèmes, à ces recherches
sur leurs familles : « Oui, ils devinent là vaguement
quelque chose d'implacable, et les griffes de la fatalité.
Vous voyez (ici Barbasse baissa la voix), tout au fond, le
lit n»2. C'est un cœur. Ses ascendants, ses frères et sœurs
sont tous morts par cet organe. Lui le sait, et pourtant il
le nie avec désespoir. D'ailleurs ces chaînes n'ont rien qui
doive surprendre. Ne ressemblez-vous pas à votre père et
à votre mère? » Je développai alors que, dans mon pays, on
ne voit que de rares accidents, tels qu'ils résultent des
travaux de la campagne, ou encore des indispositions, co-
liques et rhumes : « Nous ignorons celte kyrielle de fléaux
qui peuplent les salles de l'hôpital Typhus. Quant à l'hé-
rédité, comme nous avons une existence très active, très
libre, très de plein air, cela depuis d'innombrables années,
aussi loin que remontent le souvenir et l'histoire, nous
formons infiniment plus de types caractér\s>V\(\w^^ eX ô^Si^-
rents qu'on n'en trouve dans votre morue dlfe, oxvX^Vv^ '^'sX
LES MORTIGOLES. 87
vers la lumière ! Chez nous, tout le monde est sur le même
rang, sans diplômes, titres, décorations, ni faveurs ; les
imbéciles sont honnêtes; les rares savants tournent leur
science en bienfaisance. Votre docteur Charmide est un
des nôtres égaré parmi vous ; mais il ne suffira pas à vous
ramener au juste et à Dieu. »
Je subis bien des tristesses pendant mon séjour à la
salle Bucolin. Je vis ceux qui souffrent du foie et dont la
figure jaune et chinoise ne devient jamais blanche. Leurs
yeux aussi sont jaunes et leur bouche prend un pli amer.
Ceux qui souffrent du cœur : essoufflés, les narines but-
tantes, ils se redressent dans leurs lits, les mains étendues
en avant ; quelquefois, un accès de sufl'ocation les saisit,
tocsin douloureux de leurs veines. Alors ils se corn-
priment et s'arrachent la poitrine. Les uns sont tout
rouges et les autres tout blêmes et bientôt ils se gonflent
comme de la baudruche. Je vis des guérisons fausses :
un malade décIariTqu'il va parlir, fait ses préparatifs, cé-
lèbre comme un paradis la vie misérable dans laquelle il
rentre. Puis, à son dernier repas d'hôpital, une malencon-
treuse feuille de salade amène une crise d'éloufl'ement.
Il faut se déshabiller et se recoucher dans le désespoir. Je
vis les convalescents de fièvre grave, leurs visages amin-
cis et tremblants où perle une sueur visqueuse. Quelques-
uns ont la tête si faible qu'ils disent des paroles incohé-
rentes et font avec leurs doigts des mouvements mystérieux,
tel un oiseau blessé qui s'essaye à voler. Je vis ceux qu'em-
poisonne Tatelier : le plomb les paralyse et leur ventre se
tord dans des épreintes atroces, qu'ils calment en y plon-
geant leurs paumes calleuses et rouges. D'autres toussent
à cause des poussières du charbon. A d'autres, le phos-
phore a dévoré les os. Chez d'autres, le mercure, s'insinuant
comme une vapeur subtile, a tari les sources vitales, et
ils ont l'air de cadavres qui marchent, d'un bleu livide et
les yeux caves. Je vis l'anévrisme de Usions, v^\ \i^ ^^^n^.^
hs côtes éjimées, comme une araiguee à^ tsvwV^^X. ^\^n^^^^
LES MOUTICOLES. 89
fois il avait un geste de satisfaction, son lumineux sourire
qui signifiait : Cela va mietix. Aux moribonds, qui le sup-
pliaient pour la vérité, il versait le vin prodii^ieux du
mensonge. Une seule fois je l'ai vu, en colère, chasser de
son service une canaille de Rasta qui, sous prétexte de
percuter un poumon, avait, par sa maladresse brutale, dé-
terminé une hémorragie. Tout ce qu'on lui demandait, il
l'accordait. J'osai un jour lui adresser la parole et le prier
de me garder encore quelque temps dans les salles, bien
que je fusse parfaitement guéri de mon pied et de ma
rougeole. Sur un signe favorable de Barbasse, il y con-
sentit.
Le plus possible je l'accompagnais. Je me rendais utile.
Je préparais l'encre et le papier des élèves aux cliniques,
le fauteuil où s'asseyait Charmide, la table où il disposait
ses notes et je restais là pour entendre sa voix, jouir de sa
présence. La visite achevée, je montais dans une petite
pièce où il mettait son pardessus et son chapeau et je sa-
vourais ses enseignements complémentaires, familiers et
toujours profonds.
Certes, j'avais envie de revoir notre pays; mais je savais
les difficultés inouïes dont serait hérissé le départ, beau-
coup d'entre nous malades, d'autres morts, tous dispersés.
J'étais sans nouvelles du capitaine, et j'alteiidais les évé-
nements, prenant notre mal en patience. La petite iMarie
. venait me voir. Elle devait me trouver froid à sou égard,
car, fatigué par tant de secousses, j'ét us peu porte sur la
bagatelle. Je sortais rarement de la salle. Ces alternatives
d'un pâle soleil, de pluie et de giboulée ou de brumes
noires ou blanches ne m'attiraient guère. Comme chez
Malasvon, je m'asseyais contre le poêle, mais ici je voyais
les pauvres redevenus des hommes graduellement, grâce
aux soins, à la mansuétude. L'hôpital Typhus est une belle
école. Il prouve comme l'humanité est malléable, prompte
à toutes les empreintes, comme la révolte, la violence eC
la haine sont les filles de l'injuslke. k\\^ ^^^Navl^'^.^^V.'^
LES MORTICOLES. 01
poudré d'or,, et sur la petite couture à laquelle se dé-
vouaient ses doigts agiles. Elle me répondait du même
ton, aussi bonne et aimable que belle. Un jour qu'à la
visite elle s'était montrée plus gaie et vivace encore ([ue
de coutume, je remarquai un rapide éclair de douleur qui
jébra la mélancolique physionomie de Charmide. Au ves-
tiaire, il dit tristement à Barbasse : c Cette malheureuse
petite 20 est perdue, décidément perdue. La fièvre n'est
pas forte, mais hélas... » Un geste navré acheva la
phrase. J'eus le cœur brisé. Aiiîsi la mort, pourvoyeuse
ignoble, se tenait prête derrière tant de grâce, une chair si
tendre! Après le départ du patron, je demandais quelques
anciennes explications à l'interne : « Ah! me répondit-il,
la pauvre fleur coupée, elle embaume encore, (l'est la
phtisie rapide, Canelon. Quand vous étudierez, vous
apprendrez à la connaître. Le temps n'a pas do faux plus
aiguë, plus soudaine. »
Le soir, une fièvre intense prit ma mignonne Suzanne.
Son teint parut plus animé. Le jour suivant, au matin, ce
fut l'agonie. La surveillante tenait les chères menottes
moiiÊSjle là défaillante victime et je lui faisais respirer en
pleurant le contenu d'un ballon d'oxygène. La couture
gisait au pied du lit, fragile témoignage de la surprise.
L'idée que dans vingt-quatre heures ces délicats membres
de femme appartiendraient à l'infâme Trouillot et réson-
neraient durement sur le marbre, cette vision macabre
m'était insupportable. Elle avait aimé sans doute et on
l'avait aimée, cette hâtive proie du destin. Son cœur, en
lutte dernière, avait battu bien fort pour de plus doux tra-
vaux... Malgré nos peines, le souffle allait s'affaiblissant.
Les doigts crispés se détendirent. Le court gémissement,
qui soulevait la poitrine menue, devint un afl'reux hoquet.
Un bruit rauque écorcha son cou de tourterelle et ses
beaux yeux gris, ses yeux pailletés d'or, je les vis tout à^
coup s'éteindre et sombrer. La tète oscilla, au gré de
l'oreiller, sur lequel se mouvaient les flots de la cheve-
I f. )
^ LKS MOHTICOLES. 95
dH( bins, nous vîmes entrer Boridan, tel que Trub me l\avait
dépeint, petit, grassou ilLeJ, pour tête une grosse bille où
les yeux indécis viraient de droite et de gauche, gui^ttant
une approbation, une raillerie, un sourire, coniine un chien
suit Tos dont on le dune. Il se mit à causer bas et vite avec
Quignon; je compris que, pour mes débuts, on méditait
une expérience. Cudane parut, flanqué de son aide et d^une
machine terrible, garnie de pointes brillantes. Ou la dis-
posa sur une table, au pied du lit u° 7, et le malade,
sorte de squelette suant et barbu, la fixait pleiu d'épou-
' vante. Il n'avait pas tort. L'entourage alluma des cigarettes
et Ton conta des cale mbredaines. Boridan semblait de
mauvais augure, son chapeau haut de forme sur Torcille
dépassé par de rares crins pâles, comme il en peut pousser
sur le chef d'un méchant. Arrivèrent succpssivemonl
Tismet de l'Ancre et Avigdeuse, ces bellâtres jumeaux,
Cloaquol, hirsute et maussade, Bradilin, renommé pour
sa cruauté, Cercueillet,jgâtej|ix, mince et hléme, Gigade le
joyeux, le farceur, le bouffon de la Faculté, dont les yeux
globuleux, les cheveux plats ramenés sur le front et les
plaisanteries aux directeurs ont égayé trois générations
d'étudiants, le solennel Canille, grand par la taille et la
vanité. C'est lui qui, dans ses cliniques, parle sérieuse-
ment de& admirables^ éternelles découvertes de Moi, le
professeur Canille, de la célèbre Académie des Morti-
coles.
Tout ce monde serrait les mains de Boridan, causait,
riait, agitait la fourmilière de potins sur les rapts du
Secours universel, l'intolérable suprématie de Crudanet,
la rivalité des deux hypnotiseurs Foutange et Boustibras
et mille autres commérages de moindre importance. Enfin
Boridan prit la parole: « Mes chers collègues, je veux
que vous ayez la primeur, avant l'Académie, de ce malade,
jadis phtisique au dernier degré, aujourd'hui totalement
guéri par nos applications d'électricité statico-dynamio^iie
combinée; avec des piqûres protondes au &a\\c^WVt^\:«v-
LES MORTICOLES. 97
Quand ce fat fini, les télés goguenardes se relevèrent ;
Boridan exultait : c Voyez le résullat; la respiration est
libre ; le pouls augmente d'amplitude. Une sudation abon-
dante indique la défervescence. > Tous demandaient des
détails complémentaires. C'était convaincant^ lumi-
neux I Puis, comme il fallait déjeuner, le groupe infâme se
dispersa
Dans celte salle impitoyable, chaque lit était une
chambre de torture. Le cynique Quignon annonçait à
l'avance les extravagantes trouvailles de son maître :
€ Tenons-nous bien, messieurs. On va essayer do guérir
les rhumatismes. Vous allez voir ce que vous allez voir,
» >' Tout de même, le gredi ii^ il pis|Qnne bien. » Pistonner^
dans Targot morticole, signifie pousser sos élèves aux exa-
mens, en dépit de toute justice. Ainsi lesanibitioux aplatis
comme Quignon arrivent à toutes les situations avant les
Barbasse et les Misnard. Prévenu, j'attendais avec terreur
. Boridan, son chapeau, l'éternelle cigarette. Pour lui, Thô-
7*'*'pital était une corv ée. Il arrivait en trombe, s'informait
d'un ton dégage: t Rien de nouveau?» et passait au galop
la revue deslFfs, tandis que Pinterne lui énumérait vite
les entrants. De cette manière, le consciencieux docteur
gagnait sans trop de peine l'argent du Secours universel.
Mais il lui fallait son expérience hebdomadaire. Au bout
de cinq ou six jours, il se frappait le front : « Ça y est ! »
et commençait les préparatifs. Puis on réunissait les col-
lègues. Cloaquol fonctionnait. Des dessins paraissaient
dans les périodiques illustrés, racontant en détail la sublime
découverte de Villustre clinicien de riiôpital Typhus,
La clientèle affluait. Le tour était joué. C'est ainsi que
Boridan inventa un système de guérison des maladies du
cœur^ à l'aide du fauteuil à bascule et du cheval de bois.
C'est à lui que l'on doit le fameux lavement par en haut.
On introduisait une énorme canule au fond du gosier de la
victime et on lui lançait dans l'organisme les liquides les
CHAPITRE V
Débarrassés de nos besognes, nous sortîmes aussitôt
après le repas. A peine dehors, je fus pris d'une espèce
de vertige suivi d'un vif mal de cœur. J'étais enfermé
depuis si longtemps ! Trub, pour me ragaillardir, m'en-
traîna chez un marchand de vins où je bus quelques gor-
gées d'un liquide brûlant etxàp^ux. Cet alcool concourt
à l'empoisonnement et à l'abrutissement d'un tas de
misérables que leur nombre rendrait dangereux, s'ils
prenaient une conscience claire de leur état. « Ce que tu
tiens dans ta main, me disait Trub montrant le toxique,
est le plus sûr moyen de l'esclavage. Ce climat humide et
malsain rend la boisson nécessaire. L'habitude s'en mêle,
aussi le vague désir de se soustraire, ne fût-ce qu'une
heure, et par un mirage mortel, aux réalités ambiantes,
et voilà un homme perdu. Il rentre chez lui, rosse sa
femme et lui fait un enfant rapide dont tu imagines
l'avenir et la constitution. Heureux pays ! Mœurs char-
mantes ! 3
Nous quittions le bouge par un temps grisâtre, assez
doux. En quelle saison se trouvait-on ? C'était difficile à
déterminer. Nous nous dirigeâmes vers le port par une
allée couverte de bustes. Qu'ils étaient laids, ces morts
de plâtre, de marbre et de bronze ! Comme leurs visages
reflétaient la méchanceté, la solUsft, Y*\tvK^Vvv^\àovv\ \Sa»
avaient l'air de narguer les passants, A^ wwsa çx\fc\ \ ^^'^^l'-j
LES MORTICOLES. 101
de canalisation, que nos hôtes ont construits à l'image de
ces vaisseaux du corps humain qu'ils passent leur vie à
étudier, et qui font ressembler la ville à un vaste cadavre
étendu. »
Nous arrivions au port. L'animation était grande. Je
retrouvai les galères à tète de mort. Au delà, l'espace, le
lointain horizon où nous avions souffert les angoisses de la
quarantaine. Mon cœur se serra. On nous bousculait
brutalement. Les délégués sanitaires, assistés de malades-
portefaix, examinaient les substances que l'on chargeait
et déchargeait. Ils importent leurs poisons dans l'univers.
Sur des bonbonnes recouvertes de cuir, j'aperçus l'éti-
quette MORPHINE. Si les pauvres sont en proie à l'alcool,
les médecins se sont ingéniés pour infliger aux riches
l'amour des stupéfiants. Beaucoup se morphinent. D'autres
se piquent à la cocaïne, respirent de l'éther, fument de
l'opium, mâchent du haschisch, absorbent des pilules mys-
térieuses, qui leur enlèvent l'usage de leurs facultés et les
plongent dans une demi-ivresse où ils perdent le senti-
ment du juste et de l'injuste, de la servitude et de la
liberté. Nul n'échappe à ces toxiques, ni les femmes, ni les
vieillards, ni même les enfants. La vie est si misérable
pour tous 1 Ceux qui n'ont pas d'argent sont écartelés par
la faim, le froid, la maladie. Les riches subissent les
tourments plus raffinés de la science. Aussi le crime est
permanent. La haine, Texaspération, les rancunes sont
plus vives, tortueuses et sanguinaires qu'ailleurs, et la
fleur vireuse de l'hypocrisie s'épanouit au fronton des
monuments, qui portent audacieusement cette devise :
Liberté, Égalité, Fraternité.
Nous quittâmes ce quai tumultueux et lugubre où de
pesants camions risquaient à chaque instant de nous écra-
ser. Trub connaissait en ville un ancien garçon de l'hô-
pital qui nous attendait pour goûter. Nous y allâmes/^
L'intérieur était propre. Il y avait une femme et un
LES MORTIGOLES. 103
(ères. Ils semblaient résignés, déconfits et piquaient dans .1-
l'espace des grains de mil imaginaires. Sur des planches
de liège gisaient des grenouilles, dont la gorge se soulevait ,
périodiquement pour déglutir un peu d'air. J'exprimai de
la pitié : c Monsieur, s'écria notre ami, on ne s'attendrit
pas sur les animaux! On devine que vous êtes étranger.
Le professeur Avigdeuse nous fait quelquefois l'honneur
de sa visite. Il essaye, sur des cobayes, les remèdes qu'il
donne à sa clientèle. Je ne m'en plains pas. On me laisse
les sujets à manger. Souvent ceux qui ont avalé des acides
ont undr61e de goût. Bah! on me prévient des dangereux.
Mon gosse que voilà, ça l'amuse, la physiologie. L'autre
jour, je l'ai surpris qui piquait le ventre d'une grenouille
pour voir si l'intestin viendrait. Je compte en faire un doc-
teur... >
A notre sortie du laboratoire je désirai rentrer à l'hô-
pital. Mais Trub voulait profiter de son congé jusqu'au
bout et souper chez un autre camarade dont il ne me pré-
cisa pas les fonctions. Le jour terne tombait. Nous longions
des bâtiments gris qu'il me nommait au passage : a L'hô-
pital Jessé. L'hospice-prison de Fombreuil. L'asile des
Trépassés. > J'appris par son bavardage que la justice est,
comme tout le reste, au pouvoir des médecins. Ils ont in-
stitué des tribunaux où ils discutent la responsabilité
morale, condamnent les nombreux criminels d'après leur
degré de sauvagerie et les répartissent ensuite dans divers
établissements où ils servent à l'éducation de la jeunesse.
On les utilise pour des expériences, comme le kanguroo
Oscar. Le piquant, c'est que les Morticoles se vantent bien
haut d'avoir aboli la question et célèbrent leur philan-
thropie. Ces détails de crépuscule me gelaient l'âme. Je
croyais entendre des gémissements traverser près de nous
les murs froids et sombres.
Trub me montra une demeure très éclairée : « En cet
endroit, on classe les débris des cadavres oiu'a disQecs.4%
l'assassinat, les noyés verts qu'on reWve ^^^ tX^wî^^^jX^-;
LES MORTIGOLES. 105
j'entends pour les malades, car nous autres médecins avons
de tout en abondance. Mais les riches que la paresse, les
circonstances ou des habitudes d'esprit ont empêchés de
se faire docteurs voient Texistence sous un aspect morose.
C'ist forcé. Joignez à cela des hérédités mélancoliques,
Tabus des toxiques et des soporifiques, la lecture d'ou-
vrages qui se ressentent de l'atmosphère ambiante. En
effet, la littérature^ femme nerveuse, impressionnable,
reproduit en les exagérant les caractères de son époux^
c'est-à-dire de la société. Donc il pleut des traités de phi-
losophie, plus désolants les uns que les autres. Ces fils
directs de notre science, nous ne pouvons les répudier. Ils
vantent la nécessité de se soustraire à un sort fatal par tous
les moyens possibles. Notre métaphysique, mon cher
monsieur Caneton, est noire comme du cirage. Nous ne
croyons ni à Dieu, ni au diable. Nos pauvres n'ont pas
même la perspective d'avoir un jour chaud en enfer. Mais
c'est des riches qu'il s'agit; ces désœuvrés ont encore à
leur disposition des romans où il n'est question que des
maladies qui les guettent pour les accabler et notre théâtre
se platt à reconstituer les tares héréditaires, à montrer
dans l'ayenir les vestiges immanquables du passé. Je ne
parle pas de la musique qui n'est que de marches funèbres,
ni de la peinture qui ne s'attache qu'aux cliniques, labora-
toires, autopsies, tous spectacles dont vous avez pu appré-
cier la joie par vous-même. Aussi c'est une désolation
générale' et le suicide est d'une extrême fréquence. A une
époque, on se tuait dans la rue, à la promenade, au res-
taurant, au concert, partout. Les femmes, les vieillards,
les enfants s'envoyaient une balle de revolver pour un oui,
pour un non, pour une pensée fugitive qui leur paraissait
résumer leur destin. Les arbres portaient autant de pen-
dus que de fruits et les poissons du fleuve s'indigestion-
naient de noyés. Les choses en arrivèrent à ce point que
les animaux domestiques imitaient leurs «v^Wt^^, feWwv
voyait les chiens courir tout seuls k \a tmfetft, \^^ ^<î.\\^-
fl
LES MORTICOLES. 107
ments. Grâce à moi^ on présente aujourd'hui au Parlement
des rsuieosâments de suicides très diminués. Cela nous '»-
permet de vanter les bienfaits progressifs de notre civili-
sation sublime. Voilà, cher monsieur, les grands traits de
mon administration. Je vous ai passé les minuties, de?^
crainte de vous fatiguer. Au reste vous dînerez avec nos
pensionnaires et jugerez par vous-même. >
Un gong strident retentit au milieu de ma stupeur. Un
maître d'hôtel en livrée annonça : « Monsieur le gérant est
servi. > Nous passâmes dans une somptueuse salle à man-
ger. Aux murs les tableaux représentaient des femmes
dans des poses accablées et lascives, sous des arbres aux
feuillages éclatants, ou bien l'arrivée au fond de la mer d'un
cadavre que les poissons s'apprêtent à dévorer. La table
était longue, couverte de cristaux multicolores et de fruits,
environnée d'une foule de personnes des deux sexes en
grande toilette qui adressèrent à Malamalle un aifectueux
salut de la tête. Je ne pouvais analyser tant de figures à la
fois, mais Timpression était plutôt souriante. J'en fis la
remarque à Trub, qui s'assit près de moi et me répondit
qu'en effet ces convives à lisière de tombe éprouvaient une
SQrte d'allégresse.
F De l'autre côté, j'avais pour partenaire M*"* Mala-
malle, grasse et minaudière, au visage capitonné de fos-
settes. Elle me renseigna discrètement sur nos voisins im-
médiats : € Ce grand blond langoureux, qui embrasse une
photographie, est un jeune homme dont la fiancée fut vic-
time du célèbre Boridan. Celui-ci expérimentait alors le
traitement de la chlorose par les vapeurs surchauffées et la
demoiselle n'y résista pas. Son amoureux est venu nous
trouver... A trois places de vous, ce brun à monocle est le
maître du précédent, M. Florimol. C'est lui qui pro-
fesse la mort au chloroforme^ la plus répandue, la plus
suave. Je crois que l'élève est à point. > L'assistance était
trop grande pour une conversation générale, mais des cau-
series particulières se rejoignaient et emplissaient la vaste
LES MORTIGOLËS. 109
àines intactes. J'admirai des vierges exquises, décolletées,
leur chair rose frissonnant de désir et de crainte ; des
jeunes femmes pliées par une volonté âpre, seins délicats,
bras sveltes, épaules menues que demain suceraient les
vers... Chaque jour ce banquet changeait de convives, ceux
de la veille étant déjà glacés : « La table tourne vite,
dit ma voisine, comme si elle suivait ma pensée. Le côté
où nous sommes est celui des entrées et Taulre celui
des départs. On se repousse ainsi des bouts jusqu^au
milieu. ]»
A ce moment un mystérieux domestique chuchota
quelque chose à l'oreille de Malamalle : « Il s'agit, mur-
mura sa femme, d'une famille de six personnes qui avait
choisi les fleurs. Nous craignions un insuccès, du gâchis.
Je vois au visage de mon mari que tout s'est bien passé. »
On se leva de table. J'abordai M. Florimol, et, tandis
qu'on prenait le café, je le questionnai sur son ensei-
gnement : « Il est bien rare, me répondit cet aflable garçon,
qui sentait vaguement la pomme, il est bien rare que mes le-
çons pratiques ne profitent pas à bref délai. Le chloroforme
est une issue délicieuse et nuancée. J'ai imaginé un appa-
reil qui distille le précieux liquide goutte à goutte sur un
cône de tulle ou de batiste fine dont le suicidé se revêt la
face. Couché sur son lit, dans sa chambre, il n'a qu'à
presser un bouton et à demeurer immobile. C'est l'af-
faire de quelques minutes. On disparaît ainsi sans s'en
apercevoir, Timagination semée de figures riantes.
Aujourd'hui j'ai dix élèves. Demain il m'en restera huit. »
Florimol me présenta Graticasse, le professeur de
revolver. Celui-ci apprend à charger l'instrument, à ne
pas crisper l'index sur la gâchette, à bien choisir la place :
« Imaginez-vous qu'hier j'avais deux galopins d'une dou-
zaine d'années qui voulaient partir en même temps. Malgré
mes préceptes, l'un d'eux tremblait tellement qu'il dut prier
l'autre de lui tenir l'arme sur le cœur, tandis qu'il pres-
serait la détente. Puisque vous avez le bonheur de fré-
LES MORTICOLES. 11.1
malheureux atteint de cette affection bizarre que Ton
appelle hémophilie. Ce mauvais jeu de mots signifie que
le blessé aime le sang, alors que réellement il se contente
de le perdre. Je remarque à cette occasion qirelesMorticoles
se plaisent à employer les termes les plus extraordinaires,
tirés du grec et du latin, quelquefois de l'hébreu, qui
servent à masquer leur ignorance. C'est ainsi qu'un malade
demandait un jour à Boridan : « Qu'est-ce que j'ai? » Et
il sortait une langue énorme et rouge, a Comment dit-on
langue, en grec? interrogea le flegmatique docteur. —
Glossè, -répliquai l'autre. — Donc, mon ami, vous avez une
glossite. » C'est un des aveuglements remarquables de
cette race de prendre des étiquettes pour des explications.
Toujours est-il que notre sujet faisait une mine assez
piteuse quand nous le transportâmes, Quignon et moi, à la * ">
chambre des Essais. L'interne passa les pieds de ['hémo-
phile dans des anneaux. Je tirai la corde. L'homme se
trouva suspendu la tète en bas. Aussitôt son visage devint
blanc et poli tel qu'une lame d'ivoire; contrairement aux
prévisions, un saignement de nez subit se déclara. Trans-
parentes, continues, irrésistibles, les gouttes stillaient
comme des rubis fluides. Nous n'eûmes que le temps de le
décrocher, de le ramener à son lit, où il expira au milieu
d'une mousse rose, tandis que Quignon donnait une réponse
négative au superbe valet de chambre du maître.
La semaine suivante, je fus consolé de tant d'horreurs.
C'était la fête de Dabaisse, le patron de mon ami. Je me
fis remplacer chez Boridan et je suivis Trub dans ses salles.
Elles ruisselaient de fleurs. D'immenses guirlandes par-
taient du plafond et allaient rejoindre les lits. Des her-
bages couvraient le sol et, sur les grandes tables médianes,
entre les bocaux et les pansements, se dressaient de
joyeux arbustes. Partout des drapeaux, des écussons, des
inscriptions dorées de Vive le docteur Dabaisse. La plu-
part des malades s'étaient levés et attendaient debout
près de la porte, chacun tenant un bouquet. Mêlés à eu.iL^
L£S MORTIGOLES. 113
les belles actions du mattre, la gratitude des malades et
des élèves, la haute, la noble leçon qui se dégage de la
souffrance rachetée par le dévouement. Dabaisse veut
arrêter l'éloge, mais il suffoque. Tonnerre de bravos. On
crie, on trépigne,. Elles applaudissent, les mains usées par
le travail, le froid, la maladie et piquées par Taiguille.
Elles trouvent la force de se rejoindre et d'exprimer Ten-
thousiasme. Je les vois toutes dans l'espace, oiseaux d'al-
légresse, là-bas, au bout des lits, ici tout près en masse.
Dabaisse s'est remis. Il parle à son tour : c Mes enfants,
rien ne pouvait me toucher plus le cœur que de vous voir
tous autour de moi. Je vous ai soignés démon mieux, c'est
vrai. Il y en a que je connais depuis longtemps. N'est-ce
pas, mère Louise? — Une énorme vieille se tamponne
les yeux et se mouche. — Tenez, ce papa-là, — il saisit
Tépaule d'un ouvrier maigre, à cheveux blancs, — je Tai
fait durer par miracle et maintenant il en a pour autant
d'années qu'il voudra. Je dis cela afin de vous donner du
courage, à vous autres, les nouveaux venus. On se lire de
tout. Étant enfant, j'ai eu je ne sais combien de maladies;
je n'étais pas d'une famille de médecins, et mes parents
n'étaient pas riches. C'étaient les pires conditions. J'ai tra-
vaillé; je me suis guéri. Il ne faut jamais désespérer. Ils
le savent bien, ceux qui sont arrivés ici en pleurant et en
souffrant et qui sont repartis joyeux au bras de leurs
femmes ou de leurs mamans... Quant à vous, mes élèves,
je vous dis ceci : ayez pitié des malades et respectez-les.
C'est la moitié de votre devoir. Être savant, c'est quelque
chose. Êlre très bon, c'est encore mieux. On m'accuse
d'être vieux jeu, de ne pas tenir compte des progrès...
Si, si, je sais'. Je lis ce reproche dans les regards de
certains d'entre vous. Cela m'est égal. Je renie les procédés
barbares qui grandissent la renommée de l'opérateur aux
dépens du patient et sacrifient l'humanité à la science.
Voilà. Je fais mon devoir chaque jour et je le ferai jus-
qu'à ce que le Seigneur me rappelle. Le sacrifice est ma
V5i.
r
LES MORTIGOLES. 115
pommelle s saillantes. Je remarquai une fille blonde et *
taide qui se tenait de l'autre côté du lit. Je la montrai à
Trub. Il me répondit: « C'est Lermontia, l'étudiante, une
sainte; tu verrai.» Elle avait saisi l'autre main du mar-
chand et la caressait avec une tendresse de mère. Dabaisse
lança à sa jeune élève un regard d'une compréhension
infinie qu'il rétracta vite sous ses sourcils épais : «Entendu.
Je vous opérerai tout à l'heure moi-même. Soyez tranquille.
Lermontia, vous m'assisterez ainsi que Misnard. >
Nous étions maintenant près d'un boucher qui s'était
piqué la joue avec un de ses sales outils et l'avait énorme
et gonflée. Sa tête de brute exprimait une terreur intense,
tandis que les doigts au tact si fin de Dabaisse palpaient
cette pomme rouge et tendue. Le maître eut un : Aum, hum
significatif. Quelque chose de brillant circula: «Vous avez
peur, vous tremblez. Sacristi, vous massacrez les animaux
et vous claquez des dents quand il s'agit de vous I C'est
égoïste. Enfin, je ne vous opérerai que dans quelques jours;
mais votre barbe a trop poussé. Je vais, en attendant, la
raser. Mon savon phéniqué ! n En deux ou trois coups de
blaireau^ il eut vite barbouillé de mousse la figure du
boucher, qui semblait un bonhomme de neige : « Attention!»
Dabaisse prit son bistouri, l'essuya sur un linge, coupa
quelques poils rudes, puis, d'un coup sec, le fit dévier. Un
cri suraigu retentit. Je tre ssau tai. Un flot de pus jaillit dans
une cuvette hors de la joue fendue largement : « C'est fini.
Qu'on le lave et le panse !... Vous êtes débarrassé. »
En délicatesse, en bonté, Dabaisse avait l'invention
inépuisable. Il fouilla dans son pardessus et en tira un
livre bien relié pour un petit garçon malingre et blême
auquel il avait réséqué deux côtes, à la suite d'une pleurésie:
« Tiens, voilà de belles histoires. Ça le fera passer le
temps. Qu'est-ce que tu demandes? Des quartiers d'orange.
Qu'on lui en donne tant qu'il voudra! » Je songeai mélan-
coliquement à Alfred...
La visite des hommes était termiuêe. ^oxis» «c^^'s^^^^'^'^ * '
V,
LES MORTICOLES. 117
lequel se jouait répoavantable drame, y déposa un fié-
vreux baiser. Dabaisse fit un grand signe de (été : « C'est
bien cela, ma fille, c'est très bien. ]»
Au sortir de ces beautés, le service de Boridan me
sembla dur. Comme un valet de bourreau, je dus porter en
ville les châssis d'un appareil avec lequel mon maître
écartelait ses malades et guérissait leurs névralgies. Je^V.
■montai près de Quignon dans un des superbes équipages
à deux chevaux du patron et nous parcourûmes au grand
trot des rues régulières. Cette géométrie est Tapanage de ^"-
la cité morticole. La vue de chaussées au cord eau, de
jardins ronds, de statues à intervalles fixes, de demeures
construites sur le même modèle, cette architecture impla-
cable exprimait à elle seule la cruauté des habitants. Apres
le fleuve et les égouts, nous arrivâmes au quartier des
riches. Partout nous éprouvions des ressa uts mous, la *='
voiture roulant sur de la paille devant les nombreuses
maisons où l'on agonise.
Je regardais du coin de l'œil la léte plate au nez cassé
de l'interne, tandis qu'il me recommandait de serrer les
caoutchoucs. Nous nous arrêtâmes à la porte d'un hôtel
superbe, et j'installai tant bien que mal mon bagage dans
l'ascenseur qui grimpait le long d'escaliers chauds et tapis-
sés. A l'antichambre se tenait un domestique en livrée.
Cette race est, comme ses maîtres, respectueuse et crain-
tive en face des médecins. Dans un corn, une petite fille
pleurait. On nous conduisit à un salon où se trouvaient
déjà le stupide Cercueillet, le silencieux Mouste, Avigdeuse
qui développait sa théorie de Vaiiimisme. J'ajustai mon
appareil. Boridan arriva tout essoufflé : « Pardon î Je suis
en retard. Bonjour, Cercueillet. Bonjour, Mouste. Bravo,
Avigdeuse ! Votre communication était superbe N'est-ce
pas, Quigîion ? C'est Crudanet qui rageait! Ahî tout est
prêt. — Ici un regard circulaire. — Nous sommes entre'
LES MORTICOLES. 119
soir, nous sommes arrivés au bal en retard d'une heure. >
Alors, notre client, qui jusque-là s'était laissé trijjoter et /Vr/j
déshabiller dans un silence égal à celui de Mouste, roula
des yeux ronds, agita sa langue énorme et pâteuse :
cF'est que. F'est que. J'peux pas mettre mes bre... bre..^t/' -t/r
mes bretelles... j^ Il eut une grimace niaise. € Après une ^IS*^
séance à' étiraff e, la névralgie cède, fit lestemen t Boridan. i ■. ••:
C'est ça qui vous tracasse surtout, hein? cria-t-il à cette/<^<^**^
loque vivante. — Voui... Voui... mes bre... telles. »^^-^^''*'
Âvigdense ricanait derrière son lorgnon. Il prit mon maître
à part. € C'est une bonne petite paralysie générale. Ne
craignez-vous pas que?... » Le reste se perdit dans des
gestes de dénégation de Boridan, qui se tourna vers .
moi : « Apportez la manivell e ; ici, ce sera plus commode. » ' ' '
.*" Je trimballai l a double potence et la couchai par terre
dans le cabinet. La dame m'avait suivi et me harcelait
< •• ••
! ■\-
d'une voix sèche et changée : cGareau tapis..., au lustre.7.,
à la commode ! > Quand j'eus ajusté les caoutchoucs, nous
saisîmes le patient qui geignait et réclamait des épinards.
On étendit le corps presque nu sur la claie. On attacha les
poignets et les chevilles. Je tendis les ressorts. Il se mit
à beugler. Boridan tira sa montre : c Pendant un quart
d'heure! Allez-vous-en, madame. Cela vous impressionne-
rait. J'espère un bon résultat. >
Elle partie, Mouste et Cercueillet considérèrent ahuris
le bonhomme qui j[igotait entre ses bois. Quignon sur-
veillait la manœuvre. De temps en temps, je donnais un
tour de plus aux caoutchoucs : « Écoutez donc, Boridan,
dit tout à coup Avigdeuse avec un soupir, comme s'il dé-
chargeait un fardeau de conscience, c'est très gentil, cette
histoire ; mais, si vous demandez deux mille, je vous imite.
Je ne sais pas pourquoi je me dérangerais à vil prix. Tout
ceci est la faute de Mouste qui n'a pas posé nos conditions
d'abord. » Mouste indiqua par un geste qu'il n'y avait pas
songé : « Prenez garde, ce lien se des sem. — ^\. Kn\^'^l'^>\^^^
de h pointe de son soulier verni, liiucui wnXita.'&ÔLW ^^nvn\^
LES BIORTIGOLËS. 121
mais chez des malades extrêmement modestes. C'était
l'heure du déjeuner. Le palier de chaque étage avouait à>'î->>"''
nos narines ce qu'avaient mangé les localaires. Dans une .' •'/
chambre propre et toute simple, ornée de gravures banales,
une pauvre femme maigre était couchée. Son mari, qui
voulait faire l'homme et dont la gorge ravalait des sanglots-^
contenus, se mit à trembler quand Trub et moi préparâmes
derrière un rideau la boite à instruments et les éponges.
Cependant Dabaisse consolait la patiente. Il trouvait, pour
la rassurer, des phrases touchantes et belles. 11 dit à
rhomme : € Il ne faut pas vous sauver. Votre devoir est
de rester ici. Ne regardez pas, mais donnez-lui la main.
Et vous, madame, serrez-la tant que vous pourrez. Un peu
de chloroforme. » Il tira son petit flacon et un mouchoir.
Je perçus Todeur néfaste ; mais quelle atmosphère patriar-
cale, et que j'étais loin de Malasvon !... Certes la besogne
fut rude. Nous n'étions pas trop de deux, Trub et moi,
pour passer sans trêve les éponges, les bistouris et les
pinces. Le mari fixait la muraille, s'égratignait la tête de
ses doigts fébriles. Misnard, son maître dont le front ruis-
selait, et deux élèves s'activaient autour du ventre de la
malheureuse, car il s'agissait d'une terrible tumeur. Enfin,
Dabaisse s'écria joyeusement : « Je l'ai. Je la tiens. Une
pince. Un catgut. Une pince. Enlevez votre patte, mon
garçon. Misnard, ne tirez pas. Laissez-moi faire. »
J'entendis un craquement sourd, comme de filaments qui
se détachaient. Trub tendit une cuvette et reçut dedans un
gros paquet gélatineux et rouge. Le pansement fut rapide:
«Mon ami, — Dabaisse s'épongeait la face, — votre femme
est sauvée, i^ Et tandis qu'elle se réveillait, étonnée, bal-
butiante, embrassnnt les mains rudes et douces qui l'avaient
délivrée, son compagnon éperdu se jetait aux genoux
de l'admirable chirurgien : e: Assez pour moi. C'est son
tour. Le bonheur ne fait jamais mai. Ne la remuez pas. >
Les époux s'enlacèrent, elle et lui, si faibles deva.wl(<ii^^v
tin. On ferma les rideaux : « Pas de btwVl. Q.\3i^V^^ ^ç>\\s\fc
\v
122 LES MORTIGOLES.
le plus possible ! i> Dans la petite antichambre, le mari
courait autour de nous affolé de gratitude : c Docteur,
comment reconnaître? — Ah! quant à ça (le patron le
secouait par la veste) : pas un sou, vous entendez? je ne
veux pas un sou. Vous me fâcheriez. Seulement, j'ai
remarqué au-dessus du lit une belle gravure : un soldat
qui cueille des raisins. Envoyez-la-moi. >
CHAPITRE VI
Le jour qui suivit cette opération était un dimanche et
nous avions congé, Trub et moi. Une chose nous tour-
mentait : nous étions sans nouvelles de notre capitaine qui,
néanmoins, ne devait pas être mort. Que Trub avait donc
une physionomie comique et un délicieux costume! Une
longue redingote noire lui battait les talons. Sa figure
menue aux yeux vifs était encore rapetissée par une gigan-
tesque cravate de satin rose. Enfin il avait tellement lissé
ses cheveux avec de Teau qu'il paraissait, sous son chapeau,
porter une calotte noire. Je ne lui communiquai pas mes
réflexions ; comme tous les ironistes, il était fort suscep-
tible, principalement sur le chapitre de la toilette.
Nous sortîmes par un brouillard blanc à saveur de menlhe,
que perça bientôt un mince rayon de soleil à peine teinté
de jaune. Je remarquai sur la façade de Thôpital Typhus
une multitude de drapeaux à tète de mort : « C'est aujour-
d'hui la fête solenelle de la Matière, médit Trub. Les Mor-
ticoles ne croient plus à rien, mais ils ont gardé les cadres
de la croyance et les remplissent de superstitions. Si tu
veux, nous allons d'abord flâner vers le quartier pauvre où
habite un de nos anciens malades, nommé Bryant. >
Il n'y avait presque personne dans les rues. On se
recueillait sans doute pour la cérémonie. Les statues émer-
geaient lentement de la brume et nous \oY\ow^ mwxv^ \^^
édïËees qu'une sorte de fumée volUgeaal OT\o\3ît ôîcvw..
LES M0RT1G0I.es. 125
passants ouverts sur les tables d'autopsie, leurs organes
creux et sanglants, leurs corps raidis. J'éprouvais plus
vive que jamais l'universelle détresse de la masse.
Nous marchions vite, car Trub avait des mollets d'acier
et ne s'arrêtait pas pour m'altendre. Kous traversâmes
un passage, une enfilade de cours délabrées, où des gamins *tl^
se roulaient dans la boue, et nous montâmes un escalier de
bois vermoulu, aux marches disjointes, à la rampe pois-
seuse. Trub grimpait quatre à quatre, faisant flotter sa
cravate rose. Nous fîmes halte devant une porte à figure
de mendiante^ percée d'un œil chassieux de serrure et sur/- •
laquelle était écrit : Bryanty artiste. On entendait des
giaiUeries^Un homme brun, creusé, et qui avait le hoquet,
vint nous ouvrir, un marmot sur les bras : « C'est vous...
Bonjour, » dit-il à Trub. Il me serra la main nerveuse-
ment : € Allons, la patronne, le couvert ! j> La table était
dressée devant unj;rabat sur lequel s'assit notre hôte, tan-/ '
/•»*^ ^is que nous nous affalio ns dans deux carcasses de chaises :•/•
ft^tf^^ €- Ça n'est guère chouett e chez nous, pas vrai? Les méde-
cins nous prennent tout. » La femme entrait, blonde à la
taille souple. Elle tenait par la main un second bébé qui,
se pressant contre elle, révélait la forme fine de ses jambes.
Elle boitait légèrement : c II tousse toujours, continua
Bryant. Ils me font acheter tant de sirops que l'argent de
mon travail y passe. Il en est encore venu un ce matin, qui
À'a ausculté comme à l'hôpital et il a fallu lui allonger
cent sous. Ils sont durs, ceux-là, avec nous autres. Des fois
même, ils se font payer à l'avance. C'est égal, monsieur
Trub, j'aime mieux ne plus être à Typhus. L'ouvrage
donne. La femme et les enfants ne crèvent pas de faim.
Comment va ce bon monsieur Dabaisse? En voilà un
homme! C'est une autre affaire que les canailles du Secours
universel. » Notre gracieuse hôtesse nous servait avec son
gentil sourire. Un peu plus grasse, elle eût été charmante.
L'arrivée dans l'estomac de l'ouvrier d'un verre de vin bleu
l'indignait contre sa situation : c Ça n'est pas tenable, cama-
LES MORTICOLES. 127
Les rues étaient animées. Des cris, des appels rayaient 4f ' "
la Toliigeante poussière. La foule piétinait vers la Tète : V ■ y-
€ En ce pays, me dit Trub, il fauFtout mettre sur le
compte de Tégolsme et de l'intérêt. Ces deux mobiles ont
poussé les Morticbles à diviniser la science, objet de leurs
études, source de leur pouvoir. Tu verras quel encens on
lui brûle et quels autels on lui dresse; mais nous voici
devant Xécole de la Misère^ où Ton distribue, en ce beau
jour, les prix à la jeunesse pauvre. Entrons. C'est un im-
posant spectacle. >
La salle où nous pénétrâmes était vaste, triste et nue^
divisée en deux étages, dont le supérieur appartenait à un
ocphéon criard. Sur une estrade, paradaierît les professeurs
à Tair dur, en robes jaunes, noires, vertes, rouges, semées
d'étincelantes décorations. Dans le bas, se pressait un trou-
peau d'enfants qui se ressemblaient comme des frères ; tous,
en vêtements troués et rapiécés, portaient, sur leurs visages^
des rides précoces et les coups d'ongle du destin. Cet âge
de la puberté, où la vie fermente, était pour eux bridé par
des chaînes, obsédé d'images lugubres. Ils restaient silen- ^'' '''• -
deux et prostrés , ruminant la faim, la détresse, les yeux
à terre, se grattant les cheveux et les genoux, de leurs
mains décharnées. Un des maîtres se leva et félicita ses
collègues des écluses de bonheur qu'ils ouvraient aux dés-
hérités, en leur enseignant les principes de la raison, delà
sagesse; puis il s'adressa aux petits: c Travaillez, obéissez.
Vous monterez dans cette société généreuse où toutes les
carrières vous sont ouvertes. Plus tard, vous vous rappelle-
rez nos conseils avec attendrissement. » Il affirma, cynique,
Vadmirable effacement des classes^ des différences de
santé et de fortune, et montra d'un geste superbe la de-
vise LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ qui scintillait sur
le plafond. En avant la musique du mensonge, et le men-
songe de la musique ! La distribution commença : « Premier
prix de misère physiologiquey prix d'excellence : ce prix,,
institué par le docteur Ilidazza, a été mérité ()ar le \<^\yDis^
LES MORTICOLKS. 129
de véritables massacres. D'après Trub, on plonge les mal-
heureux, sous prétexte de désinfection, dans des huiles
phéniquées bouillantes où ils se dissolvent bientôt. Avec
leur décoction se fabrique la cadar^'n^, substance d'éclai-
rage extrêmement claire, inodore et agréable. Dans la
flamme de la lampe revivent et crépitent ainsi quantité de
petites âmes épidémiques. Les plus dangereux, les lépreux,
cholériques, etc., sont comprimés entre des cloisons
d'acier. L'amalgame de chair et de sang produit une mix-
ture résistante qui sert au mobilier et qui s'appelle cléra^
par une abréviation linguistique curieuse. Les rougeoleux
sont employés aune teinture qui s'obtient en leur écrasant,
dans de la benzine, la tête et les parties colorées : << Ma
cravate en est imprégnée, » ajouta Trub négligemment.
Ces éclaircissements m'étaient donnés parmi le tumulte
et la bousculade. De temps à autre, un riche, affecté d'obé-
sité, agité par un tic ou ramolli par une congestion, pas-
sait en superbe équipage, et l'on voyait à la portière sa
tête douloureuse, effrayée. Alors c'étaient de sourds gron-
dements de colère : c II balade sa carcasse. — C'est fait
avec nos misères, son carrosse! — Rentre ta gueule,
repu ! » Nous débouchions sur la place du Parlement. De
là devait partir le cortège, composé des ratés politiques, des
Académiciens, des médecins de la Faculté, du Secours
universel et des juges. Chaque année, cette cérémonie
donnait lieu à des discussions et rivalités effroyables, tant
les Morticoles ont développé le sentiment vaniteux de la
hiérarchie et des préséances, adorent la pompe, les dis-
/k^ cours, les estrades , tout ce qui hisse, décore et panache
la stupidité et la faiblesse humaines.
J'entendis des murmures de curiosité joints à des ru-
meurs furieuses, car la foule est naturellement hostile à
ces docteurs qui la tyrannisent, l'exploitent et organisent
des fêtes à ses dépens. Une nuée d'agents de police nous
^jefoulaimit avec violence, s'attaquant de préférence aux^f'"^''
femmes, dont ils tordaient les seins, et aux enfants, dont ils /^
^ ^
f^
* n •^•
LES HORTICOLES. 131
Gomme des comédiens et ils posaient pour la galerie,
s'arrêtant sur les marches, pérorant à grands gestes. Un
gamin à tète de vipère grommela près de moi : « Canailles,
voleurs, voleurs. » Et je voyais la forme des bouches
dessiner de tous côtés ces outrages . Les parlementaires J'»^»^'.'
portaient des redingotes noires et des serviettes en maro- «^?nyi*
quin. On les accusait de tripotages et de déprédations V#ii.-^;
innombrables ; mais, comme ils servaient d'intermédiaires
entre les autres pouvoirs et qu'ils faisaient les lois, ils se
so ustrayaie nt toujours eux-mêmes à des châtiments d'ail-V*/
leu^ illusoires.
Un défilé de personnages aux couleurs éclatantes sortit
d'une rue latérale. Leurs robes écarlates traînaient à terre.
Ils avaient sur la tête de hautes toques rouges, sur l'épaule
une bande d'hermine. Ils marchaient en rang, solennels,
majestueux, précédés de massiers à chaînettes également
majestueux et solennels. Je jouai des coudes et des mains
pour me rapprocher de ces magots. Sur leurs étendards "'
on lisait : Académie de Médecine. — Académie de Chirur-
gie. — Académie des Sciences. — Académie du Positi-
visme, — Académie de Physiologie, — Académie de Psy-
chologie. — Académie de Thérapeutique. — Académie de
Sociologie, etc., etc., et autres noms baroques, tirés du
latin et du grec,qu'épelaient autour de nous les enfants et
qu'estropiaient les badauds. Derrière eux, une fanfare re-
tentissajite précédaTTune statue dorée, grande comme une
tour, hideuse, hérissée d'objets symboliques tels que com-
pas, seringues, machine électrique et forceps, le tout en
carton, ajusté sans art et sans goût à l'effigie burlesque.
Un immense cri s'éleva : « La Matière t La Matière I »
Sur Tescalier, les membres du Parlement enlevèrent leurs
chapeaux, en bas, ceux de l'Académie, leurs toques.
Des multiples bras de cette mère Gigogne partaient
des cordons d'argent, qui se prolongeaient jusqu'à des
sortes de brûle-j^arfums balancés par des juges en toge
noire. 4^ ^ v , ,
LES MORTICObiS. 13^
supprime la misère et répand V aumône comme une urne
inépuisable^ des ricanements sinistres et stridents j^Tin- î;'^*»^»^
cèrent de toutes parts, vite réprimés par le zèle des agents, r\ ,.<■,
La harangue terminée, la statue de la Matière oscilla sur
sa large base et se mit en route au son d'une marche fu-
nèbre. Autour d'elle ses emblèmes tintaient et brinquebal- .
laient. Elle avait l'air, à chaque arrêt, à chaque heurt, de
saluer ironiquement à droite et à gauche.
Nous assistâmes au long défilé des glorificateurs de la
Matière. Après les politiques, marchaient les délégués du
Secours universel. On se les montrait, on les invectivait^
on se racontait comment ils gaspillaient l'argent destiné v. ■ ..A^
aux pauvres, on crachait dans leur direction. Je retrouvais
là en pleine rue, dans ce jour blême et brumeux, les
lamentations et les frénésies qui se chauffaient autour du
poêle chez Malasvon. Ensuite, les juges, les vénérables
juges. Ils avaient, eux aussi, des symboles pendus à leur
bannière, une balance, sans doute parce qu'ils vendent à
faux poids, un glaive, ébréché quand il s'agit des docteurs
et des politiciens, rouillé pour les malades riches, mais
qui reluit et frappe de toute sa force sur les misérables-
A leur tête était Crudanet, fier, arrogant, maître des antres
et de lui-même. Sa robe rouge rayée de noir indiquait sa
double puissance de magistrat et de professeur. Suivaient
les juges subalternes, mêlés aux délégués d*hygiène, onx
rapporteurs des crimes et des suicides (je reconnus Mala-
malle), les médecins des fous, où Trub me désigna un
colosse couvert de décorations, le fameux Ligottin, jpour-
voyeur_d e chair humaine. Lui et ses collègues de VAlié-
nation mentale servent d'intermédiaires entre la justice
et les médecins, livrent ou soustraient au bourreau qui
bon leur semble, séquestrent, interdisent, condamnent,
suivant le dogme de la responsabilité morale, dont eux
seuls obtiennent au concours le redoutable secret. Deux
lignes de leur écriture suffisent à envoyer au supplice ou
au cabanon, à plonger les âmes dans les ténèbres. ^ ; '-* ^^ ' -, ^*
v^ ^ ,^ '..\
LES MORTiCOLËS. 135
rains vagues, pelés et solitaires où fumaient de place en jAi/V
place des cheminées d'usine. Le crépuscule commençait.
Nous marchions sur des chaussées défoncées et boueuses. A»Vi,/i
A distance j'aperçus un gros bourg : a C'est, me dit Trub,
une des nombreuses villes d'eaux. Les Morticoles habiles
mèlent^aux sources naturelles, à Taide de procédés spé-
ciaux, certaines substances chimiques parfois inofTensives
et fondent ce qu'ils appellent une station thermale.
Alors ils s'entendent avec un docteur célèbre et s'atta-
chent plusieurs de ces médecins qui ^llulent dans la'^»-"'''
capitale et n'y trouvent pas leur subsistance. La comédie
s'engage. Moyennant une r^dey^pcje annuelle, le Boridan ^""••V
ou l'Avigdeuse ou le Clapier envoie sa clientèle à ses jeunes
confrères. Il explique à ses malades que la kyrielle des
remèdes pharmaceutiques ne suffit point à les guérir, qu'à
tel endroit on vient de découvrir une source minérale
douée de propriétés merveilleuses et certaines. Les naïfs
font leurs malles, se transportent dans ces coûteux éta-
blissements et absorbent, pendant une période déterminée,,
des verres d'eau, des bains et des douches à diverses tem-
pératures. Ils boivent aussi l'illusion. Mais ils deviennent
la proie d'hôteliers rapaces et des cupides médecins de
villes d'eaux. Ils sont bernés, tondus, exploités avec mé-
thode, cependant qu'on leur vante la source et ses vertus
miraculeuses. S'ils avouent n'éprouver nul bienfait, on
leur répond : « Ce sera pour l'année prochaine ; l'eau
n'agit qu'après deux saisons. » Se plaignent-ils de souf-
frances nouvelles, on leur objecte que c'est Veffet d'une
première cure... »
Devisant de la sorte, nous atteignîmes une construction
sinistre, haute et grise, isolée dans la nuit. Au-dessus de
la porte, une lanterne rouge éclairait ce mot : INCU-
RABLES. Donc les Morticoles ont la cruauté d'inscrire
ces irrémédiable s syllabes au fronton des asiles. Ils sup- ^ > ■
priment l'espoir, attente dorée du ciel, l'espoir qui délie la
douleur, et ([u accélère la fièvre, qui ouvre de ses hlawç.Vvt'Si
'.ir-
LES HORTICOLES. 137
désespoir, des lamentations. Les murs en entendent! Moi,
je reste calme. Je n'ai rien à dire. C'est le droit des doc-
teurs. Il leur faut bien des occasions de laboratoire. Les
condamnés à mort sont trop rares. Les suicidés de mon
frère sont des sybarites, qui ne veulent se laisser toucher
par personne. Moi, je me rends autrement utile à la science,
et les journaux de Gloaquol célèbrent ma maison comme
une œuvre de haute philanthropie. Vous connaissez Bradi-
lin? Quel zèle il avait celui-là! Il venait à toute heure, me
harcelait p our emporter un muscle, un bras, quelquefois ft-^''^'
un cadavre entier, au risque d'infecter la ville. Maintenant
nous l'avons perdu. Il se donne aux enfants, aux animaux.
C'est Malasvon mon roi et mon prophète. Il fait tous les
frais accessoires. C'est que ça coûte cher le mannequin
vivant! >
Les heurts sourds et durs continuaient à intervalles fixes,
m'impressionnaient affreusement. Malamalle le remarqua :
c Rassurez-vous, monsieur. Vous en prendriez vite l'habi-
tude, si vous restiez un peu. Moi, je n'y fais plus attention.
On ne cloue pas qu'ici. On cloue aussi dans les cours, dans
les greniers, dans les caves, dans mes appartements parti-
culiers, et ça n'arrête ni jour ni nuit. Une vraie débauche
de menuiserie! Hi! hi! » Son rictus céda cette fois à un
rire strident, épouvantable, où s'entre-choquaient des sque-
lettes.
J'avais hâte de fuir. Je serrai avec dégoût la main de
l'ogre, me demandant s'il ne nous avait pas fait manger de
chair humaine. Mais, sous le masque outrancier et cynique ^ -■ .
de son récit, je devinais du remords. Une de ses voitures
nous ramena à l'hôpital Typhus. A aucun moment nous
n'avions eu de nouvelles du capitaine Saiiot.
A la suite de la fête de la Matière, Thôpital fut désorga-
nisé. Boridan n'y venait pas, non plus que Quignon, et les
malades, livrés à eux-mêmes, ne s'en trouvaient que mieux.
Quelques-uns guérirent audacieusement. Je profitai de ,
cette accalmie pour fréquenter les salles de Dabaissey'^'**'
LES MORTIGOLËS 139
Cet acte, qu'il faut du temps pour raconter, fut d'une
brièveté sublime. Nous étions transportés d^enthousiasme,
moi, Trub, la surveillante, les malades des lits voisins. La
femme se jeta au cou de Misnard, mais lui semblait gêné
par ces expansions et disparut. Après son départ, ce fut un
concert d'éloges attendris. On regardait les membranes
tombées sur les draps, les gouttes de sang, la salle. Tout
était ennobli par la belle image du sacrifice domptant la
mort. Trub le hâbleur sanglotait dans ses petites mains. ^îV'V^^-v
LES MORTIGOLES. 141
— Comment va-l-ii mon bonhomme, patron, interrogea
faiblement Misnard, et le 34, vous savez, la fracture du
crâne?
— Bien, bien, ils vont tous bien. Fiche-moi la paix avec
les autres. C'est de toi qu'il s'agit, mon brave enfant, de
toi qui nous fais des peurs affreuses. Examinez-le, Char-
mide, je vous en prie. »
* Charmide éclaira le gosier, ausculta, tâta le pouls et
moi, qui connaissais sa physionomie et sa façon discrète
de dissimuler une mort imminente, j'eus le cœur atroce-
ment serré. Il dit quelques paroles à l'oreille de Dabaisse,
puis tout haut : « Vous vous en tirerez, cher ami ; le mal
rétrocède. — Docteur, insista Misnard, est-ce que les
bronches se prennent? 11 me semble que je respire diffici-
lement. J'ai ce rythme cahoté que vous avez décrit. » Je ^ * '"
compris alors que, malgré ses recommandations et son
assurance, l'infortuné gardait quelque espoir. Il prononçait
des termes techniques et ne quittait pas des yeux Char-
mide et Dabaisse, leurs loyaux visages bouleversés et qui
s'efforçaient d'être rassurants. Pendant quelques minutes,
tous troiis causèrent comme s'ils discutaient un point de
science où personne ne fût en question.
La journée du lendemain se passa de la même manière,
coupée par des remèdes, des visites de collègues et de
Dabaisse. Celui-ci me recommanda, si Misnard allait plus
mal, de le prévenir aussitôt. Il ajouta comme pour se sou-
lager la conscience: «J'ai un remords. J'ai un remords.
J'aurais dû être là de meilleure heure, prévenir son zèle...»
Le malade respirait de plus en plus mal. Son regard, dans
la figure terreuse, prenait une fixité glacée, et, quoique sa
fièvre diminuât, ce que nous constations ensemble au ther-
momètre, il était dans un état de prostration croissante.
Cette seconde nuit, j'entendis un faible murmure : « Cane-
Ion, parlez-moi de Dieu, puisque vous croyez, vous. »
Alors, je m'approchai, et de tout près, tenant sa main
moite, je lui dis sur ma certitude d'un Sauveur, d'^iw^ \\& C^-"^^
■■* .- '
LEvS MORTICOLES. 143
Ayant soigné un de leurs camarades, je me trouvai
presque traité d'égal à égal par les internes. O"«gnon fer-
mait les yeux sur mes irrégularités dans le service et j'al-
lais souvent à la salle de garde. La petite Marie, ^épjtée ^rr» r
de mon peu de galanterie, affectait de ne plus me regarder.
Barbasse, Jaury, Prunet me poussaient fort à commencer
des éludes médicales: «Votre intelligence est suffisante, me
répétaient-ils. Nous sommes tous bien disposés pour vous.
Vous avez des superstitions singulières, mais vous les aban*
donnerez. Vous ne pouvez, sans votre capitaine, fréter un
navire et vous rapatrier. Prenez votre diplôme de docteur ;
établissez- vous ici. » Peu à peu ces conseils me pénétrèrent.
Je n'avais nullement perdu l'espoir de revoir mon pays;
mais, ignorant la durée et les conditions de mon séjour
chez les Horticoles, je songeai qu'il était préférable d'at-
teindre ^une situation supérieure, plutôt que de végéter,
comme Trub, dans un emploi subalterne. J'espérais, ô
naïveté, qu'un travail tenace me permettrait de réussir et
j'avais mis de côté la somme nécessaire à mes premières
inscriptions. Puis je quitterais l'hôpital où trop d'horreurs
m'accablaient l'esprit et je ne deviendrais pas un de ces
malades pauvres qui crèvent de froid et de faim. J'engageai
Trub à m'imiter, mais il était trop paresseux.
Ma résolution prise, je me donnai du temps et voulus
connaître quelques médecins influents de l'hôpital Typhus :
« Ça ne vous servira pas à grand'chose, m'affirma ironi-
quement Quignon, si vous ne savez pas bien lécher les
pieds. » Cette fois encore, je ne le questionnai pas sur cette
expression énigmatique, espérant que le mot m'en serait
donné tôt ou tard. Je prenais par contact un des défauts
des Morticoles, qui consiste à n'avouer jamais leur igno-
rance.
Sur ces entrefaites, Jaury m'avait invité à déjeuner à la
salle de garde. Comme je voulais partir après le café :
« Restez, me dil-il, vous allez vous instruire. » La pendule
sonna deiix heures. Toutes les pipes étaient allaai4^^.
Il*
LES MORTICOLES. 145
il venait souvent raviver à la salle de garde les souvenirs
de son passé d'étudiant, chercher des prétextes à sa jovia-
lité célèbre : « Mais, c'est Rosalie! dit-il. — Et son visage
jjHssé devint trois fois plus hilare encore. — Tu travailles '^='^'''''- '
toujours dans le système nerveux, ma fille? En as tu fait
avaler des bourde s à Foutange! Allons, pique-nous une ■' V •'•
attaque. > ÂussUôTcette femme se renversa en arrière,
rugissante, et s'agita, se disloqua, prenant tantôt la forme
d'un arc, tantôt celle d'un fouet recourbé, lançant ses
jambes et ses bras dans toutes les directions, claquant
des dents, grondant de la gorge, s'exorbilant les yeux. Je
frémissais dans mon coin. Gigade était malade de rire :
« Non, impossible de mieux simuler ! Satanée bourrique ! — <•
Et il lui envoyait des coups de pied. — J'ai connu Lucie, "
Madeleine et Félicité. J'ai connu la grosse Toupin, la
petite Poivre qui nous jouait l'hypnotisme à l'élat de veille,
la plus rare des hypnoses. Jamais je n'ai retrouvé ta per-
fection. Du courage! Aux attitudes passionnelles, main-
tenant ! Quel malheur que je n'aie pas la haute taille, le par-
dessus de caoutchouc et les favoris de Foutange pour
m'écrier : Considérez^ messieurs y r extase j la prière, cou-
tume surannée qui revit pour nous par les muscles de
cette enfant nerveuse! Considérez la colère, ces poings
crispés, ces regards furibonds! Considérez la pudeur,
tant de charme et de retenue chez la dévergondée de tout
à l'heure, car cette Rosalie est une fille publique, mes-
sieurs, et son mal est héréditaire, puisé dans l'alcool
de son père, la folie de son aïeul, Vépilepsie d'un oncle,
Varthritisme d'une tante. Or elle est enceinte, la
malheureuse, enceinte d'un produit qu'affligeront l'ar-
thritisme, la folie, Vépilepsie, l'hystérie! » Tandis
que Gigade, monté sur une chaise branlante, décla-
mait à la façon de Foutange et que les internes s'esclaf-
faient, tellement que plusieurs pipes tombèrent, Rosalie,
grisée par le succès, prenait les attitudes qu'indiquait le
tonitnjp^ professeur. Elle gigotait à terre. Son peigne se
• '* ' ■»■». V* '
v^
LES MORTICOLES. 147
monde! Ça n'est pas un gaillard, je vous jure. 11 m'a tant
tanné e que j'ai cédé. Pourtant il ne me plaisait guère, ''»'7w**/
avec sa tête de coiffeur... Et le vieux Canille, l'austère,
le Président des Sociétés vertueuses, ma chère, Sa Solen-
nité, ma situation de professeur, en voilà un exigeant/^ "^V*^*^'^''
cochon! Il restait des heures dans un fauteuil sans bron- -îC^v.yVi
cher, les mains sous mon corsage! » On la questionnait :
« Et Boriflan? — Un butor. Il sent mauvais. — Cudane? ^7w #
— - Merci bien! Il a le truc de vous électriser, l'idiot. —
Et Avigdeuse, l'as-tu apprécié? — J'te crois que je l'ai
apprécié ! Il est arrivé un jour, avec un nommé Sorniude,
me demander si je voulais, pour beaucoup d'argent,
raconter qu'un enfant était à moi, bref une histoire très
compliquée et louche. Sorniude avait le gosse tout prêt
dans une serviette. J'ai refusé. Ensuite, il est revenu me
parler de choses à faire, de poison, de mort^ de suggestion.
Il me prenait pour une vraie hystérique et il me fixait de
ses yeux de braise. J'en cours encore. Non, vois-tu,
Gigade, il n'y a que toi!... Ah, mes enfants, une sévère ! » .
Imaginez-vous que Torla, le chef du Secours universel, . .
m'a promis... :» Elle parlait à voix basse. On se groupa
autour d'elle ; je n'osai m'approcher. Il y eut un tollé
général : « Comment! Oh, l'hypocrite, la canaille, le sale!
Voilà où passe l'argent des pauvres ! »
« Rosalie, c'est sérieux, maintenant. — Et Tripard frappa
la table du poing. — Nous méditons une nouvelle expé-
rience. Papa Foutange est persuadé que, si on te met dans
les mains des petits carrés de papier portant des noms de
médicaments, lu subiras l'effet de ces médicaments. Je
vais te donner leur liste, dans l'ordre où je te les présen-
terai à la prochaine clinique. Tu te tromperas une fois.
Attends d'être endormie. Boustibras sera là, et, pour
embêter le patron, certifiera que tu fonctionnerais aussi bien
réveillée. Je te réveillerai et tu te tromperas tout le temps.
Qu'est-ce que J'ai fait de cette liste?... Ah ! la voilà ! »
Bravo, bravo I hurlèrent Gigade et les autres. Ttx^^^^^v^"^
LES MORTIGOLES. 149
• Je visitai le service de Wabanheim, vieillard U^jm, au »-V/#r,^
front puissant, aux yeux cernés, à la parole brève, avide i/r^ : ^ .
d'argent, de plaisirs et dTîônneurs. Chaque jour il invente
de nouvelles drogues qui lui permettent de réaliser des
bénéfices considérables chez Banarrita, le pharmacien
auquel il envoie ses clients. Comme les riches seuls lui
importent, il a contre les pauvres, qui lui volent son temps
précieux, des colères féroces, et les traite comme des ani-
maux. Il est hautain même avec ses élèves, ce qui n'est
guère dans la tradition des Morlicoles. Il leur recommande
d'acheter ses ouvrages, dont la connaissance est indis^
pensable aux candidats, et qui sont, eux aussi, une pure
spéculation de librairie, car Wabanheim les fait bâcler au /t ' » ' '
rabais par des médecins jeunes et de peu de ressources. '' , ^
Au deuxième étage de l'hôpital Typhus, les salles du
chirurgien Tartègre occupent une enfilade d'arceaux.
Tartègre est un maniaque. Il opère très peu, mais avec
tous les raffinements de cette science que les Morticoles
appellent antisepsie, c'est-à-dire lutte contre les animaux
microscopiques, en qui, lors de mon voyage, ils voyaient la
cause de tous les maux. Ils adoptent ainsi périodiquement
de vastes hypothèses qui modifient leurs connaissances de
fond en comble. Après un stade de lutte, ces théories
deviennent un dogme, un article de foi qu'on ne peut plus
renier, sans être teuu pour un âne et un hérétique. Il est
curieux que la religion prête ses formes aux esprits irréli-
gieux. Alors ce peuple incrédule les supporte avec peine,
s'en dégoûte et cherche un autre système qui détruit le pré-
cédent, le remplace et règne à son tour. Les doctrines dont
ils se ta rguen t ne sont donc qu'une suite de ruines mépri-
sées par les jeunes générations et dorées par le soleil de
l'indifférence. Or Tartègre s'appliquait à chasser les
microbes. Il craignait l'eau qui les humecte par millions
et l'air qui les héberge par milliards, le bois, le linge, le
papier, la pierre, tous les métaux. Ses malades étaient
isolés dans des cages de verre et perpétuellement aspergés
LES MORTIGOLËS. 151
>
d'orangeade échelonnés d'heure en heure. Or il est remar-
quable qu'ils ne guérissaient ni plus tôt ni plus tard et ne
mouraient ni plus ni moins qu'avec l'aide des autres mé-
thodes. Les collègues de Fête le jalousaient atrocement
pour son excessive clientèle de riches, qu'il doit d'abord à
son urbanité, à son aimable visage, à sa belle barbe blanche,
ensuite à la simplicité et à l'innocence de son traitement,
lequel dispense des purges, vomitifs, lavements et drogues
noires, remèdes atroces et poisseux, chers aux Boridan,
aux Clapier, aux Wabanheim, aux Âvigdeuse. Enfin les
irréligieux Morticoles ont besoin de remplacer la foi par
une confiance aveugle en quelque chose d'obscur, et le
mystère du système globulaire est fait pour séduire ces
âmes inquiètes. J'admirai§ beaucoup le portefeuille en
maroquin à son chiffre que Fête tirait au pied des lits, le
sérieux avec lequel, sans un mot d'explication, il remettait
à la surveillante une de ses boulettes magiques.
Pour me divertir, je suivis le service d*Avigdeuse, le
plus audacieux des charlatans ; j'écoutai le beau brun
parler à ses élèves. Il est l'homme de génie; il en a le port
hautain, le langage bref et la fougue perpétuelle. Comme
Tismet, il découvre chaque matin que la terre est ronde,
que le soleil nous éclaire, que nous sommes tous mortels,
et il explique, démontre, commente ces découvertes avec
une verve intarissable. Il pose des diagnostics surprenants :
Affection singulière de la troisième tunique de l'esto-
mac, et ses prescriptions remplissent trois pages du cahier
d'hôpilal ;: Prendre, à chaque repas, deux biscuits de
son; un quart d'heure après, un jaune d* œuf au poivre;
six minutes après, cinq clous de girofle, une feuille de
salade de laitue et deux grains de sel moyens. Aux uns il
interdit les salaisons, la viande, les pâtes, les légumes et
le lait^ ne leur laissant à consommer que l'air du temps et
leur salive; aux autres il conseille V encre, le pétrole, les
pétales de rose et la cendre de cigare. Il dicte ses ordon-
nances d'un air inspiré, ôtant, frottant et remettant son
CHAPITRE VIII
La veille du jour où je devais commencer mes études et
prendre mes inscriptions, c'était grande séance chez Fou-
tange. On en causait fort à la salle de garde, et Tripard
affirmait que Rosalie était prête. On comptait sur une
querelle avec Roustibras. Nous arrivâmes de bonne heure,
Trub et moi, dans le domaine de l'illustre hypnotiseur. Le
service de Foutange formait en effet une véritable cité au
milieu de ce royaume de misère qu'est l'hôpital Typhus.
L'extraordinaire pression sentimentale et sociale, à laquelle
sont soumis les Morticoles, a développé chez eux au plus
haut point les désordres du système nerveux. Une perpé-
tuelle inquiétude, le moindre bol3 exagéré, traité par une
dizaine de médecins contradictoires; une activité indus-
trielle incessante; un frénétique désir de rapidité dans les
communications, que manifestent et multiplient la vapeur
et l'électricité à outrance; l'affaissement des âmes par
l'analyse, la persuasion du fatalisme, la crainte de l'hérédité,
la terreur de la mort, la certitude de Tomnipotence de la
matière; la soif à tout prix de la richesse, la méfiance des
inévitables docteurs; la nature, heurtée et violentée par la
science, qui se venge en empestant les sources, l'air, la
mer, en donnant aux animaux des maladies hideuses, qui
viennent de l'homme et retournent à l'homme ; les fleurs
lourdes de sucs vénéneux ; Tart ne racontant que la misère
et le deuil ; le contact d'hôpitaux, de prisons, d'égouts, de
LES MORTICOLES. 155
niyslérieuses, tombant de ces bouches édentées que borde
unjjséréde bave. Qu'ont-elles sucé, bu ou mangé, accrou-^»**'/^"
pies parmi les ordures, nues sous leurs souquenilles, entre- A^^*rf
choquant leurs os de squelettes? Quelques-une? sont as-
sises. D'autres marchent et déclament leur confession
sinistre. De plus jeunes descendaient le large et sonore
escalier, portant des draps, des brocs ou des fioles. Plu-?*" ''•*'*•
sieurs étaient ou avaient été belles, mais leurs traits gri-
maçaient. Certaines imitaient la démarche d'un animal,
sautaient comme un écureuil, grignotaient du pain comme /v»^>V»<
un singe, ou bien accota ient à la rampe poisseuse leur-*^^?^**
taille souple, chantaient des jnélûpéfi&^traînantes et bi- ^'^f^ -^-^
zarres. Sur les dalles froides, un être terreux et sans sexe,
aux cheveux gris dénoués, courait à quatre pattes et voulait
nous mordre les jambes. Or tout ceci n'est point la folie ;
c'en est rapproche et le contour; c'est le signe qu'elle fait
à l'âme. Nous entendîmes des cris stridents, et par une
des portes du préaijLSe ruèr ent des créatures gesticulantes. / '
Elles jetaient des glousse miénts suraigus, qu'elles accom- '
pagnaient de mimique, levant avec force les épaules, ou
lançant le pied et le bras en avant, ou proférant des ky-
rielles de blasphèmes ; leurs corps tremblaient de tem-
pétueux frissons. Une d'elles tomba de son long sur le sol.
Sa tète fit le bruit d'une bûche qu'on fend. Aussitôt tout
le cortège des vieilles, des gloussantes, des chanteuses,
des épileptiques, s'attroupa autour d'elle en cercle de sor-
cières, tel un arbre aux branches dépouillées dans
l'orage... Nous franchîmes ce pas redoutable, malgré les
efforts d'une naine qui se pendait à nos mollets en hur-
lant. - '
Après ce premier vestibule, il en est un second, celui
des hommes. Nous le traversâmes vite, pas assez néan-
moins pour ne pas remarquer des formes sans âge qui,
frileusement serrées sur un banc, tendaient devant elles • *
leurs mains agitées de secousses menues. Ils semblaient
filer de la laine ou expliquer quelque chose à tout ^^VvV^
LES MORTICOLES. 157
portent la contagion.il grouillait donc une foule composite :
tel millionnaire, trésor des médecins, célèbre par sa fruc-
tueuse hypocondrie, consulte pour la dixième fois Avig-
deuse, lequel répond nonchalamment, caresse sa belle
barbe noire. Telle petite dame s'empresse autour de
Tismet de l'Ancre qui lui donne des conseils à voix basse,
et serre des mains de tous côtés. Des infirmiers passent et
repassent pour préparer l'amphithéâtre, triiqué comme »
une salle de spectacle. Ils nous plaisantent, Trub et moi,
qui venons là en messieurs. Il est vrai que notre conduite
fri^e l'inconvenance, mais on n'a pas le loisir de s'occu- -•'*"'* /'
per de nous. Voici des médecins étrangers, reconnais--'' '•-'
sables à leur tenue, à leur forme de visage, à leur gène ;
dans un coin, Malamalle atné cause avec un géant alerte,
Ligottin, le dompteur des fous. Il nous reconnaît et nous
fait un signe amical. Voici Clapier, le rival d'Ayigdeuse; le
lourd Wabanheim, comme chargé du poids de son front,
dirige partout le jet perçant de ses regards, et n'écoute
pas un mot de ce que lui jacasse son interlocuteur, le ^^ '^'
pharmacien Banarrita. Le spécialiste du nombril, Purin-
Calcaret, au crâne bosselé, aux cheveux blonds broussail- ^ '
leux, si caractéristique que chacun le prend pour un génie,
plaisante Gigade, qui court deci, delà, tape familière-
ment les épaules, les bras, le ventre d'autrui et ses propres
cuisses, éclate d'un rire tonitruant, puis d'une série
de hoquets qui grincent. Gigade raille tout haut les tours
de Foutange auxquels nous allons assister. Tartègre dé-
montre à Mouste que Tair est saturé de microbes; mais
Mouste, perdu dans les plaines du silence, ne répond pas.
Cloaquol, très agité, se tourne vers trois jeunes reporters
médicaux qui, le crayon et le carnet à la main, prennent
des notes fiévreuses. Surviennent Pridonge, Bradilin,
Quignon, Prunet, Jaury, Cudane l'inévitable. Le stupide
Cercueillet se précipite au-devant de Crudanet lui-même,
le louche tartufe, scintillant de décorations, environné de
ses aides. Les élèves s'ébrouent et plaisantent ou, disci-^'
LES MORTICOLES. 159
anxieusement Foutange et Boustibras; dès que la porte
s'entr'ouvre, tous les regards se tournent vers elle et les
bavardages s'interrompent.
€ Laissons ces singes gambader, me chuchote Trub à
l'oreille. Je veux te montrer le service des femmes, en
attendant l'arrivée du maître, et nous irons ensuite
directement à l'amphithéâtre. »
Nous entrions dans une grande salle dont l'aspect multi-
colore et confus me saisit ^'f^imj^^^ Chaque lit était unet --. <>'
folle petite chapelle, ornée d'oripeaux aux couleurs extra- ^ ' •
vagantes, où le jaune et le violetluttaient en hurlant avec^-'^-'^'' '
le rouge et le bleu; sur les étoffes chiffonnées ruisselaient ^
des avalanches de colifichets et bimbeloteries, statuettes ' ' '^
de plaire et de verre, objets de forme inconnue, d'usage
vague, poteries indéterminées, herbes sèches, jusqu'à des
bouts de bougie et des bobines de fîl. Au milieu de celte
mascarade s^ervaient, s'éliraient une trentaine de/y *^*'
femmes étranges, quelques-unes jeunes et jolies, d'autres
vieilles, mais toutes fardées , les rides plâtreuses et
roses, les cheveux travaillés de façon biscornue, dressés
en tire-bouchon, ou s'envolant de toutes parts, comme sur
les têtes de gorgones et de méduses, ou bien plaqués en
acçroche-icœurj mouillés, huilés et collés sur les tempes,
ou divisés en série de petites nattes, chacune nouée par
une faveur de nuance diverse, l^ajou tranchant sur le
brun, et le blanc sur le blond; des bonnets fantastiques et
criards, en dôme, en pointe, en parapluie, à la hussarde.
Des peignoirs ouverts sur le côté, friperie de cauchemar,
découvrant le flanc et la cuisse, brodés, soutachés, parse-.
mes de dentelles et de graisse, de crasse et de guipures.
Certaines filles avaient des poses de nonchaloir, cou-
chées tout habillées sur leurs lits, faisant saillir les
hanches, accroupies et fumant d'odorantes cigarettes,
mâchonnant des choses dures, du bois et de la craie.
D'autres s'amusaient à se poursuivre avec des clameurs
insensées, à se battre, se mordre, se griffer, s'ftw\^^^\ ^^^^^
•■ - %
LES MORTICOLES. 161
ROSALIE !
ROSALIE !
ROSALIE !
MERVEILLEUX EFFETS DES MÉDICAMENTS ÉCRITS.
PERSUASION THÉRAPEUTIQUE.
DISCUSSION ET RÉFUTATION DU SYSTÈME
BOUSTIBRASIEN.
Trub me désignait, au premier rang dans le bas, le petit
docteur Boustibras, sa houppe de cheveux grisonnants, sa
barbiche. Serré dans une redingote cloche aux larges bou-*/ ' '*'
Tons luisants, il attendait avec impatience le moment de se ' ' -
déployer.
Des applaudissements éclatèrentàrarrivéedeFoutange.
11 était grand, vigoureux, analogue à un perroquet. Le nez
accomplissait sa courbe au-dessus d'une bouche assez fine
qu'encadraient des favoris blonds, de ce blond qui persiste
jusqu'à l'extrême vieillesse. Son ample pardessus de caout-
chouc, où s'engouffrait le vent de son éloquence, claquait
et dansait à chaque mouvement. Il salua l'assistance,
joyeux de la voir si fournie, et commença son discours. Il
prenait à témoin ses élèves et les dessins muraux des mer-
veilles qu'allait présenter le nouveau sujet qui,..^ le nou-
veau sujet dont... ; il montrait la table chargée de (loles.
Puis il saisit une longue baguette terminée par une petite
boule et se lança dans une théorie épineuse, désignant
successivement les niveaux gradués du puits de Vhypno^
tisme. Ces explications ennuyaient. Des vagues de bâille-
ments déferlèrent d'un bout à l'autre de la salle ; seules
les dames du monde prenaient des notes rapides sur d'élé-
gants calepins.
Enfin Foutange, l'index tendu, s'écria : « Qu'on amène
Rosalie! » Il y eut un frisson dans l'auditoire, La jeune
^ LES MORTICOLES. 163
que va se manifesler une puissance nouvelle, extraordi-
naire, mystérieuse, Taction, non des médicaments, mais
des signes de médicaments. Nous avons, avec le concours
de notre interne, mis au jour cette merveilleuse faculté, et
nous en trouverons sans doute d'autres exemples. Je prends
ces petits carrés, sur chacun desquels est écrit le nom
d'un remède... Le premier : sulfate de quinine, mes-
dames et messieurs, sulfate de quinine, le sulfate de qui*»
nine... je l'applique sur la nuque de la malade, et cette
jeune femme, qui est une ignorante, une pauvresse, qui
n'a jamais entendu prononcer le mot de sulfate de quinine,
va présenter les signes caractéristiques de l'intoxication, i
En effet, à peine le papier est-il collé d'un mouvement
rapide par Foutange, que Rosalie cesse son incohérent
bavardage et exprime par tout son masque un irrésistible
dégoût: a Pouah! Que c'est amer! Que c'est amer! Que
c'est mauvais ! Je n'en veux plus ! Cochon ! Cochon ! »
Elle crache à terre et secoue les épaules. Foutange
exulte : « Hein? Croyez-vous? > Beaucoup s'émerveillent.
Très peu flairent la supercherie. Rosalie se frotte les
yeux et murmure : « Des cloches! j'entends des cloches!
Ça bourdonne. Ça siffle. Un chemin de fer ! Gare ,
gare ! Il arrive!...» Bravos enthousiastes. Cri du cœur
du maître : c Est-ce assez convaincant? » Il souffle
sur les yeux de la patiente, qui se réveille hébétée,
demande anxieusement : € Où suis-je? Mais quoi?...
Qu'est-ce qu'il y a? > Foutange, attendri, lui tapote le
crâne, la brave caboche obéissante : « Je profite du repos
nécessaire à cette chère petite pour demander à mon col-
lègue Boustibras s'il espère obtenir chez une personne
saine des résultats semblables. >»
Boustibras ne se fait pas répéter deux fois Tinvila-
tion. Il escalade et démolit la barrière qui le sépare de
l'hémicycfe, écrase douze pieds, bouscule quinze encriers
et porte-plume, et se précipite bravement dans l'arène. Il
semble un pygmée à côté de Foutange, et celui-ci pourrait
LES MORTICOLES. 165
balbutie. Elle regrette sans cloute de s'être prêtée à ces mani- '
gances^ par amour de la science et vanité féminineT Éîie
tressaille sur sa chaise, maintenue par son implacable bour-
reau. Enfin, lasse, elle avoue : « Eh bien! oui, là, j'ai volé
une montre, j» Elle fournit des détails circonstanciés. Tout le
monde s'étonne. Foulange s'énerve, Rosalie aussi. Bous-
tibras regarde les gradins et savoure son succès. Moi, j'in-
terprète tout par la fatigue et le désespoir de la dame. Trub
soutient qu'elle est un compère. Elle accumule les preuves
du dolj « Comment elle avait l'intention de voler la montre, '^'' '
comment elle a suivi un monsieur qui portait une chaîne
brillante, comment cette chaîne l'a attirée, fascinée. Elle
s'est jetée dessus. Le monsieur a crié. La foule s'est
amassée, un sergent de ville est intervenu et l'a conduite
au poste. » Maintenant elle déplore son acte, elle pleure et
se lamente. On applaudit.
Déjà Boustibras change de tactique : « Ne fu faites pas
te pile; ce n'est pas frai tu ça^ certifie-t-il. C'est moi
qui fiens te fu le dire. Fu n'affez pas folé la moudre. >
Le sujet résiste. Elle est convaincue et sincère à travers ses
sanglots : « Si, si, je l'ai fait. Je l'ai volée. Je me repens.
Il faut que j'aille en justice! Il faut que j'aille en justice!
Je veux être examinée par un médecin! » Elle se débat.
Dans son agitation, son chapeau rose glisse sur le côté.
Boustibras la maintient férocement, tel un cannibale son
déjeuner : c Mais çé n'est pas fraif C'est moi, c'est moi
qui fiens te fu le dire, qui fiens te fu le tire, » On ne per-
çoit plus que ces syllabes acérés, pressantes et sifflantes :
« Moi qui fiens te fu le tire-fu-dire, moi-qui-fiens-tire-
fu.,. » Il la rassure. Les gémissements s'apaisent. Il
l'abandonne, repasse joyeux la barrière, va se rasseoir à sa
place, agite ses bras menus et hurle avec emphase : « Çé
n'est pas blus tifficile que ça! j>
Suit une controverse très embrouillée, hérissé de termes
d'argot scientifique, entre lui et Foutange. Cela tourne à
l'aigre. Le manteau de caoutchouc claque : c Je (ieu% t^ \a'^P*^
LES HORTICOLES. 167
cadeaux et pots-de-vin. Là-dessus se grefferont dix mille JSVi/,
intrigues, promesses de réceptions aux examens, concours, '
lèchements de pieds. Pour deux mois la machine à potins, f^,/y^irm
faveurs et scandales est remontée. Nous avons Tinsigne
honneur d'assister, Trub et moi, au germe de cette magni-
fique floraison. y.: ,.\y, /
Ce n'est pas fini. Fout^nge doit interroger quelques
malades. On les amène, hommes et femmes, pâles,£relot-?r*y»'K''^'
lants, roulant des yeux égarés. Le maître s'est assis. Ce
n'est plus le même être. Sa voix et son geste ont changé.
Il a l'air, non plus d'un charlatan, mais d'un juge autori-
taire et dur. La figure du perroquet s'est glacée. Sa bouche
est mince et mauvaise : c Votre père s'est tué. Ah ! Com-
ment? Contez-nous ça!... Votre mère était une prosti-
tuée. Parlez plus haut ! Une pro-sti-tuée, que diable !
Nous savons ce que c'est... Et alcoolique? Depuis
quand buvait-elle?... Vous-même êtes sujet à des crises
(ï'épilepsie... Vous tombez, vous bavez et ça vous cuit
dans la nuque... Au suivant! ^ Les élèves prennent acti-
vement des notes. C'est ainsi : devant deux cents personnes
ricaneuses, ces infortunés doivent étaler leurs hontes,
leurs tares et celles de leurs familles, dévoiler leurs secrets
intimes. Bien n'arrête l'inquisiteur implacable : € Vous
êtes voleuse et vicieuse, madame. La police vous con-
naît. Vous avez jeté un fœtus à l'égout. — Docteur,
c'est que... — Taisez-vous. Je ne vous demande pas d'in-
terprétation. A quelle époque avez-vous cessé d'être vierge?
Et vous êtes enceinte? C'est du joli !... Bromure de potas-
sium, un gramme. Eau, deux cents grammes. Passez à
côté, on va vous donner votre ordonnance... A qui le
tour? > Foutange plonge, avec une adresse diabolique, jus-
qu'au fond de ces consciences frustes. Il recueille des
aveux lamentables, des confidences qui remuent le flot
noir, rouge et boueux des souvenirs, amènent aux joues
des larmes de honte. Ces confessions, variées en appa-
rence, se réduisent toutes au manque de pain, de t^jL^A^
LES MORTIGOLES. 169
mis de le voir le dimanche, le plus souvent possible. Je lui
jurai d'être toujours prêt à m'enfuir avec lui au pre-
mier signal, dès que nous aurions retrouvé le capitaine
Sanot.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Je sortis de l'hôpital au matin, par un pâle soleil. Ma
joie était extrême. Lors de ma dernière visite à la salle de
garde, les internes, saluant en moi un futur collègue^
avaient bu ma santé et m'avaient promis de m'éviter les
faux pas. Quignon ne m'avait point ménagé les conseils :
« Canelon, soyez plat. Moi, j'ai fait ma route par la bas-
sesse. J'ai, jusqu'ici, réussi à merveille. J'ai cru parfois, à
l'occasion des expériences de Boridan, surprendre, dans
votre regard, des éclair qui n'étaient pas précisément
d'admiration. Yoilà, mon cher, un défaut qui passe ina-
perçu chez un garçon de salle, mais qui, remarqué chez
un élève, le coulerait. Mettez-vous dans la tête qu'un chef
influent ne peut se tromper, que l'on doit s'agenouiller
devant chacun de ses actes, chacune de ses paroles. Vous
voyez que je suis franc avec vous et je n'ai nul intérêt à
vous parler ainsi, puisque vous ne pouvez me servir.
Quand vous aurez passé le concours du lèchement des
pieds, où vous réussirez, je l'espère, il vous restera à
mettre en œuvre l'intrigue sagace et continuelle. La cor-
ruption vous est interdite, par manque de ressources. Or,
mon ami, tout professeur morticole a sa marotte^ sa
LES MORTIGOLES. 173
La demeure que je m'étais choisie avait six étages, et
j'habitais au sixième un appartement de trois pièces dont
une cuisine. Une vieille mégère, la mère Pidou,qui cumulait
les rôles de concierge et de femme de ménage, m'y accom-
pagna. Son mari jouait les Trouillot quelque part. Je pos-
sédais un lit, une lampe, une table, une bibliothèque où
j'avais déjà réuni les premiers livres nécessaires. Seul,
j'eus des réflexions tristes. J'ouvris ces volumes. Les uns
traitaient de chimie et fourmillaient de petites lettres ; les
autres, ouvrages d'anatomie et de physiologie, me renou-
velaient, par leurs illustrations, les tableaux de l'hôpital
Typhus. Tels seraient dorénavant mes lugubres sujets
d'étude.
Le même jour, j allai prendre mes inscriptions à la
Faculté. Celle-ci se trouvait à l'extrémité d'une rue étroite
bordée de marchands d'habits, de marchands d'instru-
ments chirurgicaux et de bouquinistes. On y arrivait donc
à travers des couteaux, de la poussière, des os et de la
défroque . C'était une considérable construction carrée. Sa
cour intérieure était semée de statues, et sur cette cour
débouchaient une multitude d'escaliers qui menaient aux
amphithéâtres, aux musées, à la bibliothèque, aux labora-
toires et aux cabinets des administrateurs. Les monuments
des Morticoles sont, sur le modèle de leurs esprits, à com-
partiments et à cachettes. Je courus de guichet en guichet;
je signai des paperasses innombrables. Je payai un peu
plus cher que je n'aurais cru, et je me trouvai étudiant
patenté de la glorieuse Faculté de médecine morticole,
F. M. M. -F. M. M.
Les premiers temps furent très animés, remplis de sur-
prises et de travaux divers. Ces travaux sont répartis entre
un certain nombre d'années. Dans la première, où j'étais,
on étudie le matin les sciences accessoireSy c'est-à-dire la
botanique, la zoologie, la physique, les mathématiques et
l'histoire au point de vue médical. Je me levais tôt pour
me rendrç au cours de chimie. Dans une vaste salle s'éteii.-
h < »« ►•
LES MORTIGOLES. 175
€ Vous venez d'un pays heureux, Ganelon ! Je me demande
pourquoi vous n'y retournez pas au plus vite. Moi, je suis
né dans un monde détestable et injuste, et j'apprends ici^
j'apprends avec précision, avec délice, à empoisonner,
détruire, massacrer. Ces tubes, ces cornues, ces flacons, ^V
qu'est-ce qu'ils contiennent tous? La mort, la mort... et la
délivrance ! Il faut savoir s'en servir, de ces dociles libé-
rateurs ! Un beau jour ils trouveront des formules si
neuves et si hardies, nos maîtres, qu'ils se disperseront
dans l'espace, eux et la cité entière. » Il riait d'un méchant
rire qui montrait ses dents blanches et je trouvais alors au
laboratoire une signification diabolique. Il me rappelait
une peinture de chez mes parents, représentant le purga-
toire, où grouillaient aussi de fantastiques instruments
destinés à torturer ceux qui ne sont pas tout à fait damnés.
Aux travaux de physique, même personnel, même
tableau noir couvert de formules. On nous enseignait à
fabriquer un thermomètre, à le graduer, à le peser dans
une balance de précision, comme si l'erreur n'était pas
inséparable de l'esprit humain, et comme si les causes de
cette erreur n'augmentaient pas avec les efforts mêmes
qu'on fait pour la fuir. Je tournais nonchalamment la roue
d'une machine électrique et cudanienne dont Julmat et
M"* Grèbe admiraient les étincelles en zigzag.
Les leçons de botanique et de zoologie m'intéressaient
davantage. D'abord j'avais devant moi un peu de vie et
non plus un appareil ou un poison. On nous faisait copier
des fleurs, besogne stupide et vaine, ou disséquer des
animaux. Je me vois, immobile et attendri, devant un
muguet ratatiné : « Pourquoi l'a-t-on arraché? pensais-je.
Pourquoi vais-je maintenant te découper et te mettre sous
le microscope? Il valait bien mieux te laisser vivre et
mourir à la place que t'avait choisie la Providence. Quelle
insanité de déranger les êtres de leur destination, de les
massacrer, de les torturer I )» Quant au colimaçon, aa
hareng et à l'huître, que le programme de la leçon m'or-
*<r »■
LES MORTIQOLES. 177
tissent ainsi aux affirmations les plus burlesques, les plus
sauvages. Combien la simple pitié, qui nous fait nous
sentir de communion avec tous les êtres animés, est plus
belle que cette sèche et brutale doctrine de rEvolution et
la rend inutile !
Quant aux futurs docteurs, mes condisciples, on les
bourre de formules toutes faites, suivant des procédés
infaillibles. On leur apprend à ne jamais rien juger par
eux-mêmes, mais toujours d'après la parole du mattre. On
favorise la formation, chez eux et entre eux, d'associations
et de petits parlements baroques, sur lesquels leurs pro-
fesseurs ont la haute main. Quand ils sortent delà, ils sont
mûrs pour la servitude, munis d'arguments spécieux,
'axiomes vides, d'une fausse expérience. De plus, ils ont
le perpétuel et dissolvant spectacle de la corruption et de
l'intrigue. Ils n'ont vécu, jusqu'à l'âge adulte, que dans
l'atmosphère factice^ étouffante et vicieuse du collège, où
la plupart dorment, mangent et travaillent, privés du
contact de leur famille. Ils passent de là à une Faculté qui
montre les avantages de la domestication, la force irrésis-
tible de la platitude et de l'or. A chaque instant, ils voient
triompher le retors , le scélérat, évincer celui qui n'a pas
déployé la malhonnête adresse nécessaire. Comment
ëchapperaient-ils à pareille pression? Ils finissent par
trouver le monstrueux naturel, adoptent et prêchent un
optimisme veule, se guident par l'envie jalouse, haïssent
et fuient les indépendants.
Ah! comme il eût mieux valu pour eux vivre à la cam-
pagne, labourer, semer, greffer, jouir des oiseaux, des
arbres et des sources, faire quelques heures par jour un
métier naïf, plutôt que de se réunir dans des locaux
sinistres pour y discuter des statuts, des simulacres de
Parlements et d'Académies, plutôt que de singer les
vilains singes qui les gouvernent!...
Je prenais mes repas à une petite pension avec des
camarades. La nourriture était douteuse-^ l'eau feAfc ^
LES MORTIGOLËS. 179
galion des. docteurs, des membres du Parlement, du tri-
bunal et de l'Académie. Ces discours paraissaient si
beaux qu'ils étaient généralement reproduits dans les
journaux de Gloquaol, pour Tédification du peuple. Un
quatrième farceur, nommé Lestingué, traitait de l'argent,
des moyens de l'acquérir, de l'augmenter, de le conserver.
Il nous expliquait, cet économiste, comment toutes les
scélératesses sont bonnes et licites, du moment qu'il s'agit
de multiplier sa fortune. Il ne niait pas que cette multi-
plication ne se traduisît par une soustraction aux dépens
du voisin, mais il nous fournissait une série de preuves
pour réfuter cette théorie révolutionnaire. 11 nous propo-
sait jusqu'à dix arguments, quant au droit de vendre ou
d'acheter une valeur fictive. Enfin il nous énumérait les
moyens commodes de jauger d'emblée le degré de fortune
des malades, d'après le loyer, le quartier, l'étage, l'aspect
de l'appartement, le nombre des enfants, la toilette des
femmes. Aux chirurgiens il conseillait de se faire toujours
payer d'avance, et de demander au père de famille, pour
la moindre opération, une année de son revenu. Il citait
l'exemple magistral de Malasvon, qui n'agit jamais autre-
ment. Il nous initiait aux splendeurs de la dichotomie;
cette coutume est telle : quand un malade, dans un cas
grave et pressant, prie son médecin habituel d'appeler une
célébrité à la resc ousse, le devoir du médecin habituel
est de demander à la célébrité le partage intégral de la
consultation, n La dichotomie facilite les manœuvres.
Elle supprime les discussions, si nuisibles au bon renom
de votre art. Elle exprime le client comme un citron. »
Les séances de Lestingué étaient les plus suivies, les
seules indispensables et où l'on prît des notes. Aux autres
cours on somnolait.
Tous les deux jours, revenaient les travaux pratiques
d'anatomie. Cela se passait dans d'immenses baraques
appelées pavillons , tous au fond de la Faculté. La
première fois que j'entrai dans un de ces charniers,
- 1
LES MORTICOLES. 181
botaniqn:;. Son prophète était le professeur Douze, vieil-
lard c[ui:iteux, grognon, méchant, méfiant, à la physiono-
mie fine bien que convulsée, au parler nasillard, que Ton
haïssait pour sa sévérité aux examens. Il habitait, près de
la Faculté, une maisonnette entourée d'un jardin spécial.
Là, avant qu'aucune plante eût poussé, de petites éti-
quettes de bois fichées en terre indiquaient quelle serait
cette fleur, portaient un nom baroque qui nous renvoyait
aux nombreux ouvrages descriptifs de Bouze. J'ai passé là
des heures agréables. Je jouissais de la solitude. Je m'ins-
tallais devant une plate-bande future. J'y savourais l'image
de cette dure éducation morticoie, qui déclare aux esprits
en graine : « Tu seras ceci ou cela; nous te classerons de
telle manière, » et obtient des produits artificiels et mons>
trueux. Un petit pas frôlait le gravier humide : une étu-
diante, un livre sous le bras, constatait l'état du parterre,
étudiait sur l'emplacement vide.
J'étais fidèle aux promenades botaniques de Bouze. On
partait dès l'aube, au nombre de deux ou trois cents,
empilés dans un chemin de fer. Nous remplissions le
compartiment de nos cris et de nos chansons. Cette gaieté
factice et sans objet était la réaction contre Thorrible
existence qui nous enserrait, le débat de la vie en face de
la mort, comme un coq allègre sur les tombeaux. Je dis-
tingue encore ces bouches agrandies de mes camarades.
J'entends ces refrains stupides que l'on reprenait en chœur.
Bouze ne s'occupait pas de nous, tout entier à sa passion
qu'il allait enfin satisfaire. Nous traversions, par la brume
matinale, cette campagne maudite et pelée qui s'étend
autour de la ville. On apercevait un hlSpilâl-prison, une
maison de fous. Alors c'étaient des exclamations, des hurle-
ments. On racontait les infamies qui s'y passaient, les
arrestations arbitraires, la façon dont tel ou tel Morticoie
riche avait acheté la conscience de deux docteurs, et s'était
débarrassé de sa femme, de sa maîtresse, d'un parent
compromettant. Cette jeunesse trouvait de pareilles mœurs
^ f
.-►-*•
LES MORTICOLES. 183
rare et difficile. Mais son embarras ne durait guère. La
plupart de nos trouvailles étaient vénéneuses. Le moindre
champignon coupé devenait bleu, puis noir au contact do
l'air. Toute racine ou tige fendue laissait échapper un suc
acre et brûlant, dont une goutte sur le doigt suffisait à pro-
voquer un panaris. La nature exprimait ainsi aux Bouze
de toutes les époques sa fureur d'être molestée : <x Je suis
comme ces plantes, murmurait Savade. Irrité par le
milieu, produit de la race, je me montrerai cruel, impla-
cable. Tu verras, Canelon, la Révolution ! Tu verras si je
répandrai mon venin! » Le plus souvent ces promenades
avaient lieu le dimanche, et j'obtenais de Trub qu'il nous
accompagnât. Il était délicieux de voir ce petit homme
courir et bondir dans la campagne comme un cheval
échappé; Bouze suivait d'un regard étonné ce singulier
botaniste, cherchant à graver son visage et sa cravate dans
son esprit, pour le refuser aux examens. Trub me donnaiJ
des nouvelles de l'hôpital Typhus où rien n'était changé.
Boridan, Quignon, Dabaisse, Charmide, tout cela me
semblait loin, maintenant ! Parfois des paysans rapaces,
des propriétaires ou des gardes champêtres venaient se
plaindre à Bouze de ce que nous avions franchi le mur de
leurs jardins ou piétin é leurs champs. Notre maître ne
répondait point ou bien, montrant du doigt le rustique
irrité, il l'étiquetait d'une moquerie en latin...
Je fréquentais la Faculté le plus possible. J'y allais même
en dehors des cours et du laboratoire. Je m'y liais avec
des condisciples plus avancés dans leurs études. Ils parlaient
sans cesse de leur avenir, de leurs rivalités, et décolles de
leurs maîtres, des coteries d'où chacun visait et tirait sur
l'adversaire, des intrigues nouées entre les professeurs, les
Académiciens, les politiques. Souvent la réception d'un
élève ou son refus déterminait une de ces décorations dont
le personnel de l'Université est si friand. On se répétait à"
l'oreille des anecdotes scandaleuses qui piarvenaient
bientôt aux huissiers et garçons de salle. Ces causerie.^ ^vl
LES MORTIGOLES. 185
Médecine, de Chirurgie, la jurisprudence, le corps des
hôpitaux, le Parlement, tel ou tel Lèchement de pieds.
Selon que Ton était du parti Wabanheim ou du parti Cor-
tirac, on avait donc des chances opposites de réussir ou
•^ d'échouer. D'où des débats, embûches, traquenards, in- •
trigues, projets, gointages, des ruses nouées, déjouées et * •• ■ .
renouées, des embuscades masculines et fémmines, des
visites et complots, des audaces, des parjures et des
lâchetés qui remplissaient la vie et les ragots de la Faculté, t
On s'abordait avec un clin d'oeil mystérieux. € J'ai du
nouveau. :> On se groupait autour du narrateur. Bientôt
c'étaient des trépignements, des ivresses, des rages, des
discussions, die~s~ hypothèses qui cessaient net au passage
d'une des causes primordiales du tumulte, Wabanheim,
*• T trapu^ voûté, les mains dans les poches de son ample
paletot, Gortirac, grand, sévère et fixant tout sous ses lu-
nettes d'or : € Ils vont chez Crudanet. Ils vont chez
Crudanet. T^ La demeure du chef sanitaire était, en effet,
le rendez-vous de tous les concurrents, et c'était par son
habileté à ménager la chèvre et le chou, à servir de
^'- 'paillasson aux colères et rancunes, de trait d'union aux
réconciliations forcées, d'étrangleur d'affaires véreuses ou
criminelles, c'était par sa liaison intime avec Cloaquol et
les parlementaires, c'était par toutes ces qualités primor-
diales, relevées d'une obséquiosité sans bornes vis-à-vis des
puissants et d'une atroce dureté vis-à-vis des faibles, que
l'aimable Grudanet avait atteint et conservé sa situation et
son prestige.
Cependant mes camarades me répétaient : « Bah, si tu
échoues à l'examen, tu te rattraperas au Lèchement de '
pieds. » Je finis par demander le mot de cette locution
courante. On m'expliqua qu'elle était non une métaphore,
mais une réalité. Les examens, que l'on passait très vite et
au hasard, ne comptaient pas. On jugeait de l'aptitude des
élèves et des maîtres à toutes les fonctions en leur faisant
lécher les pieds de professeurs tirés au sort. U y avait le
LES MORTICOLES. 187
Mortîcoles n'ont pas même épargné ce qui nous élève au-
dessus de la vie, embrase les plu» froides choses, fait à;. . \^..
notre contact frissonner la nature entière : Tamour, trans-
port des cœurs bondissants, des âmes inclinées, des corps
rejoints et des mains en extase, ils Tonl accablé d'étiquettes
iionteuses, soumis à leur science imbécile.
Sur le palier du musée, je me croisais avec Lestingué
revenant de son cours; j'entendais sa grosse voix et les
objections de ses élèves qui sautillaient autour de lui.
J'arrivais à la porte de la salle néfaste. Je la poussais, le
cœur battant, et me trouvais dans une atmosphère tiède,
devant les redoutables vitrines. Une fois, j'assistai là à une
leçon pratique que Gigade était venu faire en remplace-
ment de Pridonge. Au moment où j'entrai, il parlait de sa
rivalité avecWabanheim et Corlirac. Use tordait de rire, et
ses disciples l'imitaient. L'antithèse de cette hilarité et
des effigies sanglantes, visqueuses, délabrées, auxquelles
on avait laissé les noms, désormais célèbres, qu'elles por-
taient de leur vivant, ce contraste doublait mon horreur :
€ Ah, ah, ah! gloussait Gigade en pleurant de joie, elle est
adorable, la dernière de Sidoine. Ce qu'il punit ces farceurs
de se disputer sa dépouille! Imaginez qu'il vient de mettre
dans mon jeu Crudanet, owi, mes enfants, Crudanet lui-
lui-même. M"'^ Sidoine a fait une visite à Jtf"' Crudanet,
qui a appris la chose à son mari, et le patron m'en a fait
part. Hein, si je décrochais la timbale à mon âge?
C'est ça qui serait farce! )> Sa gaieté résonnait à travers la
salle et faisait trembler les cages de verre, domaine transpa-
rent des victimes de l'amour. Il continua, s'adressant à\in
de ses auditeurs : « Ah, Nécuin, vous connaissez Mimindol
intimement, n'est-ce pas? Dites-lui donc, cher ami, dites-
lui — son hoquet d'allégresse l'élouffait — qu'il doit rece-
voir absolument le petit Burlumont. C'est un gentil garçon
qui lèche bien les pieds, et puis, surtout, — nouvel accès
de rire suivi d'une cascade de hennissements — surtout,
surtout, ilestle fils, cet excellent petit Burlumonl, du prin-
v
LES MORTICOLES. i89
des gommes syphilitiques qui, du cou, se propageraient
par les ganglions jusqu'au ventre. Pridonge niait. Mon
Bradilin s'obstinait. Finalement, quelques semaines après,
il nous amena celte jeune personne qu'il avait infectée lui-
même avec de la syphilis intensive. Il avait fait passer le
virus par huit cobayes, deux lapins et un singe. L'avons-
nous assez admirée, cette lésion ! J'ai proposé à l'Académie
de l'appeler lésion Bradilin. Le beau, c'est que ni le
mercure, ni l'iodure, en pi(]ûres, lavements, pilules, fric-
tions, n'y ont rien fait. Le sujet est mort en dix jours, et,
écoulez-moi bien, avec de la fièvre, une fièvre de
cheval!! » Gigade, suivant son geste favori, envoya une
bourrade.de la main droite dans l'estomac de son plus
proche interlocuteur
Un deuxième musée faisait suite à celui-ci. On y admi-
rait, non plus en cire, mais conservés et ratatinés par
l'alcool et tels que la nature les avait formés dans un
moment de délire, des petits monstres, fœtus ou nouveau-
nés qui affectaient des formes de rêves. Les uns possé-
daient une trompe comme un éléphant, d'autres dix pieds
et quinze mains; d'autres n'avaient que le tronc. Certains
jouissaient d'un visage ouvert, noir et caverneux où
s'apercevaient un début de dentition et quelques poils.
Plusieurs, acrobates de naissance, étaient accouplés par
le ventre, le dos, les hanches ou In tète. La plupart avaient
vécu quelques heures, quelques mois, quelques années.
Qu'avaient-ils deviné, vu, compris du rtionde extérieur où
ils tombaient en si étrange posture? Je considérais ces
joues gonflées, ces crânes gros comme des citrouilles, ces
nombrils d'où jaillissaient des sortes de cordages ou des
toufl'es semblables à des fleurs, ces ventres fendus, mon-
Frànt l'intestin, ces doubles pieds, cet œil unique au
milieu du front et cette oreille exilée près de la lèvre. Le
jour baissant vite, je me trouvais, au crépuscule, envi-
ronné de ces débris qui prenaient des attitudes grimaçantes.
CHAPITRE II
l'-
Un dimanche matin, Trub me dit : « Mon cher Félix,
Joseph Halamalle est en excellents termes avec le direc-
teur d'une prison. Nous aurons Taubaine aujourd'hui de
contempler une exécution électrique. »
Quand nous fûmes devant Tédifice sinistre, mon com-
pagnon présenta la carte de Halamalle à un guichet
rébarbatif creusé dans le mur. Une lourde barrière de fer ^
tourna sur ses gonds. Après une petite cour, une petite
porte, puis des corrîSors et des grilles. J'en comptai jus-
qu'à six. A chacune d'elles, un geôlier nous examinait des
pieds à la tète et réclamait notre passeport, auquel Trub
joignait une pièce de quarante sous. Le formalisme est
frère de la vénalité. Finalement nous aboutissions à un
dernier couloir obscur rempli de gens. Je reconnus plu-
sieurs silhouettes de médecins juges, le stupide Cercueillet,
préposé aux exécutions, Mouste, chargé du rapport officiel,
l'important Canille, un groupe d'élèves de troisième
année. Ceux-ci assistent par nécessité à ces manœuvres
homicides qui sont dans le programme de leur examen.
Ils s'entretenaient avec un reporter de Cloaquol : a Alors,
vous pariez Cortirac. Mais Sidoine ne meurt pas, et d'ici là
Wabanheim est capable... On raconte que M"* Avigdeuse
est à l'agonie... Qui avez-vous à votre jury du troisième
Lèchement?... Bradilin m'a promis d'agir. » Ces propos
étaient pressés et comme étouffés entre des dos, des
LES MORTICOLES. m
des dents blanches. Il fixait alteniati?ement les specta-
teurs et la machine d'où émanerait la secousse mortelle.
J'eus, en même temps qu*une terreur grande, la honte
d'assister à ce drame. Cudane sortit de sa poche un papier
qu'il lut prétentieusement : c Coubon, âgé de trente -cinq
ans, père épileptique et alcoolique, mère prostituée, livré
à lui-même à l'âge de six ans, condamné quatre fois pour
vol à neuf, onze, vin^-deux et vingt-sept ans. — A assas-
siné, il y a six mois, une vieille femme de la classe
des riches et sa domestique. Reconnu responsable au
huitième, i/8, après examen des docteurs Tismet et
Gercueillel. Condamné à mort pour ce fait. Va être
exécuté à l'aide d'une machine d'induclion , système
Cudane perfectionné ; Volt 10, Farad 100, Cud l^XJO.
Dimension des bobines, 25/30. »
€ Eh, eh 1 marmotta Canille en hochant la tête, tandis
que Cercueillet et Mouste franchissaient la barrière à
leur tour et que les yeux de mes voisins exprimaient une
curiosité cruelle. Eh, eh ! Fort intéressant, fort intéres-
sant ! Et le courant durera, mon cher confrère?...
— Dix secondes sept dixièmes, maître, répliqua l'obsé-
quieux Cudane.
— Eh, eh! Très bien, très bien. Et par où passera le
courant ?
— Il est double, de la tête aux pieds et en ceinture. Il
saisira le front, les chevilles et le ventre, ainsi que vous
l'indiquent les plaques ajustées.
— Eh, eh ! Très bien! Parfait! » Le front de Canille se
plissa comme un potiron, exprima l'attention la plus vive.
Houste haussait les épaules en silence; Cercueillet remuait
ses lèvres épaisses.
Rien ne peut rendre la sauvagerie de cette scène, la
lueur louche et macabre où nous étions plongés, le mé-
lange de scélératesse et de sottise qui composait l'atmo-
sphère morale et semblait se conjoindre avec la lourde
atmosphère physique. Le directeur s'approcha du coa-«
LES MORTICOLES. 195
directeur, des geôliers, de Cercueillet et de Mouste. Ca-
nille affirma : ^ Évidemment, le tonus est exagéré. > Le
supplicié ne gémissait plus. Il émettait un râle atroce,
..espèce de rugissement étouffé par cette langue gigantesque,
trois fois rouge comme la lumière rouge. Il avait une
silhouette hors de Thumanité, qui se rapprochait des chi-
mères. Il rejoignait tout ce que forment les rêves les plus
hideux. Ses yeux, chassés décidément des orbites, cou-
lèrent sur les joues, telles deux colossales larmes écar-
tâtes. C'était trop, je me détournai. II y eut du tumulte. A,^
travers l'afifreux roulement continu de la machine, Trub
me répétait : « Mais vois donc, vois donc! Ah, l'infortuné!
C'est horrible ! » Quelqu'un cria : « Du cyanure, du cya-
nure ! J'ai ma seringue. > Je rouvris les paupières : un
jeune homme s'approchait de Coubon, lui piquait le pied.
Une détente immédiate se produisit. La masse de chair '^^
cessa sa danse forcenée, et le corps se replia, s'affaissa <^ *
sur lui-même, aussi flasque et mou qu'il était raide, la
tète inclinée sur le cou. On avait complété la mort.
Tandis que les geôliers s'empressaient autour du
cadavre, nous sortîmes en masse : « Messieurs, disait
l'affable directeur, voulez-vous examiner nos condamnés
en expérience? Il en est un que M. le professeur Bori-
V^é%^dan a emjalé sur une tige de bismuth. C'est une ten-
tative curieuse. A un autre, M. le professeur Bradilin a
remplacé une moitié du cerveau par la moitié corres-
pondante d'une cervelle de chien. » Mais j'en avais
assez, et j'entraînai Trub hors de cet enfer. Je pensai
que les corridors, les portes et les guichets n'en fmiraient
plus.
Quand les œufs et les côtelettes de la mère Pidou nous
eurent un peu calmés, je remis à Trub quelques-uns de
mes livres et le priai de m'interroger, car mon premier
examen aurait lieu bientôt. Je répondis à toutes ses ques-
tions et nie félicitai de l'excellence de ma mémoire. Puis,
comme le jour baissait, nous descendîmes çceadv^ ^^
LES MORTICOLES. 197
sorte de rage, ne se donnant môme pas le temps de mâcher
les gros morceaux de pain dont elles se gonflaient les
joues, ce qui leur créait un embonpoint factice. Une
nuance de rose empourpra leurs pommettes. L'une d'elles //^^<^»v
toussait. ''
Elles se ressemblaient d'ailleurs, comme la plupart des
pauvres. Les visages n'ont de différence .que dans le bien-
être et atteignent chez les docteurs leur maximum de
variété. Mais les souffrances, la crainte, le métier dur,
l'action du froid et de l'humide prêtent aux physionomies
des déshérités une fraternité désolante. Jusque-là, elles
n'avaient pas dit un mot. On leur servit de chauds
potages. Chacune d'elles but un verre de vin. Alors, la
vie renaissant, elles répondirent à nos questions. L'oiseau
de la confiance revint percher sur ces âmes muettes. Son
chant nous charma tout le soir.
Elles s'étaient connues dès l'enfance et faisaient en
commun depuis cinq ans leur déplorable métier. L'une
avait dix-sept ans, l'autre dix-huit. Elles étaient nées de
l'autre côlé des égoufs, dans les quartiers d'usines et de
tortures : « C'est la troisième fois, ajoutait Louise, que
nous mangeons à notre appétit. Une fois à la fête de la
Matière et une seconde... — Tais-toi donc, tu ne te rap-
pelles pas. j^ Et Serpette empiétait sur le récit de sa voi-
sine. L'autre lui cédait la parole avec une jolie moue de
l'épaule : a Monsieur, nos maisons se touchaient. Nos
familles n'avaient pas le sou. Moi, mon père m'a prise un
soir qu'il était gris. J'ai été malade longtemps et l'on a
cru que j'allais mourir. On n'avait pas voulu m'envoyer à
l'hôpital, de peur que je n'éveille la police. Je grelottais
presque nue devant une lucarne cassée. Louise venait me ■
voir et m'apportait la moitié du pain de son dîner. — Oh 1
un pain, interrompit Louise, qui ne ressemblait guère à
celui-ci! Qu'il est bon, celui-ci! On dirait du gâteau. Je
n'ai jamais mangé le pareil. Le nôtre est ngir et fait dans
la bouche comme de la poussière.
M.
LES MORTIGOLES. 199
non, boum, au cachot! Tu te souviens, Louise, de cette petite
femme que son mari avait fait mettre là, parce qu'elle
l'avait trompé. C'était un homme influent, un du Parlement,
qu'on disait. Elle était si mince et si jolie que nous en
étions toutes amoureuses et on n'osait pas lui parler, parce
qu'elle avait été honnête. Elle sanglotait. Elle réclamait
ses gosses à genoux. Une fois j'ai pu tout de même la
prendre dans mes bras, la diUjifir , et elle a pleuré, tout;^"»-^
contre moi, ici. J'avais ses petits cheveux dans la figure.
Ah, que c'était doux !
— Oui, oui, continua Louise qui, tout entière à ses
souvenirs, fixait de ses beaux yeux fiévreux un point ignoré
de l'espace. Nous avons passé là des jours qu'on ne voudrait
pas revoir. Et ça vous reste; on ne peut pas les chasser.
C'est comme un remords. Et celles qui mouraient ! Com-
ment l'avait-on surnommée celle-là?... Ah, j'y suis! le
Poissoriy parce que la maladie lui avait dessiné des tas
d'écaillés d'argent sur la gueule. En sortant des Corps per-
dus, monsieur, on nous a donné, au Secours universel, un
permis de raccrocha ge. C'est moi qui ai été syphilitique la ^
première. Serpette, ça n'a été qu'ensuite. Je m'en suis
aperçue par des petits boutons roses. Boum ! Encore à
l'hôpital, un sérieux celui-là, chez le docteur Pridonge, le
bavard. Des gueuses, qu'il nous appelait, et il riait, parce
que ça Tamusait de voir de belles lésions, comme il dit.
Venez voir, messieurs, Icl belle lésion de la gueuse I II
nous a soignées. Mais ça n'était pas encore fini avec les
médecins. ^ La chaleur, la nourriture et quelques doigts
de vin avaient produit des effets divers. Tandis que Louise,
les coudes sur la table et les mains dans ses paumes, nous
racontait avec volubilité son existence, Serpette s'était peu
à peu engourdie. Elle avait reculé sa chaise, et le front
appuyé sur une main, les paupières battantes, elle s'effor-
çait de suivre le récit de son amie, l'approuvant parfois
d'une légère mque comique. j^rW^r
« Monsieur, — Louise nous prit chacun par le bras^ —
*' "
LES MORTICOLËS. 201
— Heureusement qu'il n'y en a plus pour longtemps. J'ai
Tâge où ça claque, les femmes comme nous. » if>tf^^ ^
Ce récit nous ouvrait une série d'abîmes que nous ne
soupçonnions pas encore, et, quand Louise cita son âge,
ridée qu'àdix-sept ans elle étaitdéjà vieille me fit tressaillir.
Je ne comprenais que vaguement ces histoires d'ovaires,
mais elles m'intriguaient d'autant plus que les MorticolesH*'v'' «-ir
se plaignent sans cessé de la dépopulation ou diminution
des enfants. Or Louise m'assurait que des milliers de
femmes étaient ainsi mutilées. Trub, dont l'attention se
fatigue vite, voulait partir. Serpette s'était endormie, et
son visage, incliné sur ses menottes en croix, souriait à '*'^ *'
quelque rêve furtif. Divin sourire, qunlluminait la créature,
ses petits doigts noirs, ses dentelles souillées, ses pauvres
lèvres desséchées par la fièvre et les baisers sans nom ! Et
dans le tendre geste de Louise, lui passant les bras autour
du cou pour la réveiller, il y avait Temblème de toutes
les amitiés et de toutes les amours, de la chair qui, devant
le dur destin, se cache et se tapit contre la tiédeur de la''
chair.
« Vous vous en allez? soupira Louise bourrant ses
poches de dessert. Vous avez été bien bons. Je ne vous ai
pas ennuyés? Ils s'en vont. Serpette! Debout, paresseuse I »
Trub appela le garçon, régla la note et laissa en plus deux
pièces d*or sur la table : « Pour vous, mes petites. » Louise
le considéra avec étonnement : « Vous êtes étranger, vous.
Vous n'avez pas eu de plaisir et vous nous payez cepen-
dant! — Nous reverrons-nous jamais, ô mes charmantes!
Tous mes respects au docte Sorniude ! » s'écria Trub, qui
tient à dissimuler son cœur sous des plaisanteries . . .
Le lendemain matin, fatigué par ma journée de la veille,
j'étais plongé dans un sommeil profond, où il n'était ques-
tion que d'ovaires arrachés, quand je fus réveillé en sursaut
par des coups brusquement frappés à. vska. ^Qt\.^, ^^"^
toujours une impression drarnaVic^u^ ^l ôxvc^* ik^^"i\ wmNX
LKS MORTICOLES. 203
el des catégories. Hein, ce n'est pas mal, pour un élève de
première année? Voilà ce que c'est, Canelon, que d'ouvrir
les laboratoires à tout le monde. Ali, j'étouiïe! Laissez-
moi m'asseoir el m'expliquer un peu! »
Il saisit l'unique chaise, se mit devant ma table et
changea subitement d'allure. Ce n'était plus l'enthousiaste
de tout à l'heure. C'était un Morticole, théoricien froid et
sec, qui développait des arguments, tel Lestingué à son
cours. Ses cheveux se hérissaient au-dessus de son immense
front et ses yeux verts me fixaient. Moi, cependant, je
m'habillais en hâte : e: Canelon, je suis un pauvre par
amour. J'ai toujours eu de l'argent; je passe pour riche,
mais mon zèle va aux malheureux. Ma famille a été désor-
ganisée par les médecins. L'un d'eux, un être abject,
comme Avigdeuse, comme Tismet, s'est insinué chez nous
à la faveur de sa science et a été l'amant de ma mère. Je
suppose. même qu'il a empoisonné mon père. Ce que je
sais, c'est qu'entrant un jour à l'improviste dans la chambre
de maman^ je l'ai trouvé, ce monstre de docteur, à
côté de la obère figure que j'aimais tant à embrasser, dont
l'image fut désormais pour moi un dégoût. Pouah ! La vie
s'écrasa d'un seul coup, conome un fruit pourri, sur mon
âme d'enfant. Je gardai le secret infâme. Bientôt mon
pauvre père tomba dans une mélancolie noire, et plus
l'ombre se faisait en lui, plus le traître venait coucher
avec ma mère, tellement qu'ils sont partis ensemble,
laissant le vieux à l'agonie. Il en voulait sans* doute à son
argent, le bellâtre, ainsi que les crapules de son espèce.
Ils se glissent dans les demeures'et les ruinent. Il est
impossible aux femmes de leur résister. Songez donc : rien
n'est caché pour un médecin. Ah, ah ! nos professeurs
parlent des horreurs de la confession et de l'action dis-
solvante du prêtre I Mais le prêtre, Canelon, — Savade se
leva et arpenta la pièce d'un pas trépidant, — le prêtre n'a
pas une pareille puissance. L'autre ç^w\ ^t^vw^wk^ ^'sxVs^
ses mains et ses regards, frôler, Xotàt^ ^V. \j^^t\.\m^^ "^^
LES MORTICOLES. 205
Je descendis l'escalier quatre à quatre. Devant ma
demeure une foule de gens couraient, hommes et femmes,
bousculés par une équipe de gardes de police. Ceux-ci se /»♦•;
précipitèrent sur moi. J'invoquai ma qualité d'étudiant :
< Votre carte d'inscription !... C'est bien. Portez-la d'une
manière apparente, car une épidémie est déclarée. Nous
menons les passants aux prisons. » La rue était déserte et
l'on percevait toutefois des gémissements, un sourd
tumulte d^ fourmilière. J'aperçus un chien mort qui r*. ,;/. .
bavait. Je ;ne jetai, affolé, dans la direction de la Faculté.
Des sonneries aiprres retentirent : au triple galop défila un
cortège de perquisiteurs sanitaires et de pompes désin-
fectantes. Une femme bondissait en criant d'une maison.
Elle tenait un enfant dans ses bras. A un mètre de sa
porte, elle tomba sur le sol, en proie aux mêmes convul-
sions désordonnées que Savade. Je me sauvai par plusieurs
ruelles au hasard. Je suais à grosses gouttes. J'avais
perdu le chemin. Les statues que je croisais s'animaient,
menaçantes. Une âpre rumeur lointaine m'angoissait plus
que tout, par l'idée d'une multitude qu'envahissaient aussi
vite les fléaux. Enfin j^atteignis la Faculté. Je me ruai dans
la cour. Elle était pleine de monde. Tous les professeurs
étaient là et parlaient à la fois, discutant la catastrophe
soudaine, les mesures à prendre. Bradilin avait constaté
le vol de ses bocaux. Les quartiers proches du fleuve
étaient atteints avec furie. Il me parut que ces docteurs,
qui s'agitaient confusément et se demandaient des détails
de l'un à l'autre, avaient l'air très inquiet pour leur
compte. On s'arrachait un journal de Cloaquol qui donnait
déjà la marche du tourbillon par éditions successives. On
ferma la grande grille de l'École et personne ne put péné-
trer que sur présentation de sa carte. Les élèves arrivaient
en foule. Ils racontaient la mort de plusieurs d'entre eux.
Chacun proposait son avis : sur la cause, d'abord : la
coïncidence du péril avec le vol frappait les esprits, mais
quelques savants discutaient et niaient la transmission
LES MORTIGOLES. 307
aux pauvres ^Venlrêe des hôpitaux où leur présence
serait meurtrière. Laisser mourir dans la rue et faire
ramasser par les perquisiteurs les citoyens surpris par
le mal.
On commençait à voir, passer à travers les grilles les
perquisiteurs couverts de leurs scaphandres qui sont rem-
plis d'air stérilisé et leur permettent de transporter les
corps sans s'exposer eux-mémesè périr. Leur aspect exci-
tait la frénésie de mes camarades qui les applaudissaient
et les encourageaient.
J'eus l'occasion d'admirer avec quel zèle ponctuel les
ordres avaient été transmis, car des sonneries retenlis-
saient de toutes parts, annonçant les chevauchées des .
escouades antiseptiques. Le personnel était sur les dents. •
Les professeurs et membres des Académies prirent la réso-
lution de se tenir en permanence à la Faculté où ils rece-
vraient les télégrammes. A la famille de chacun d'eux et
pour l'abriter, étaient affectés un certain nombre d'agents ^'
d'hygiène et des élèves de Crudanet. Quant à nous, étu-
diants, on nous laissait libres, seuls de la cité, avec défense
expresse de nous approcher des cadavres. Beaucoup préfé-
rèrent rester près des maîtres. Moi, j'étais dans un état
d'excitation qui dépassait la peur, et j'avais la curiosité
d'assister à l'ouragan déchaîné par Savade. Je me hasardai
donc au dehors.
Il n'y avait personne. La ville semblait morte. Mais le
bruissement indéfinissable qui m'avait frappé les oreilles
augmentait. C'étaient de vastes clameurs continues et
bourdonnantes qui, à un moment donné, devenaient parti-
culièrement intenses, puis se dégradaient par intervalles
pour reprendre ensuite avec plus de force. Des scaphandres
circulaient, fourmis voraces, traînant leurs fardeaux
immondes, et suivis de caissons chargés de bonbonnes
d'acide phénique. D'une fenêtre, un homme et une (euvvçv^
dégrin golèrent presque à mes pieds, ^'fee,x«i^^.T^wV. ^wc \^
irottoir comme des fruits mûrs; du sau% t\3l\%*^\^. j^ •.• ■- - -^
LES MORTICOLES. 21 i
du dehors. Je considérai^ longuement, tendrement ces
bustes rapprochés, lumineux et frivoles. Si j'avais sou-
haité, malgré toute mon angoisse, l'image voluptueuse de
Teffroi supporté ensemble, je la trouvais dans ces deux
êtres délicats. Louise et Serpette, je vous admirais mortes,
mortes dans cette chaude splendeur! Combien de fois,
rôdant à travers la nuit, vous aimant et détestant le sort,
n'aviez-vous pas désiré le feu, le pain et l'abri ! L'abri,
vous l'avez; il est dans cette solitude, dans vos mains
jointes serrant vos tailles souples. Le pain, c'est celui de
la terre; et comme la réverbération vous anime, de quelle
parure elle revêt vos hardes ! Que votre dernier baiser doit 7^ mV.
être tiède et doux! Transporté de joie, j'allais m'étendre
près d'elles, demander à leurs âmes ailées une part de
cette béatitude, tant leurs corps étaient beaux et de noble
allure; je soulèverais les molles paupières, je baiserais un
dernier regard qui concentrerait l'éternel, et, sous cette
voûte étincelante, j'aurais la prescience du Paradis !
Un brusque son de trompe rompit et déchira mon
extase. Je bondis en arrière. C'était une troupe de perqui-
siteurs. Ils sStisiren t brutalement, dans leurs pattes bizarres,
les dépouilles de Louise et de Serpette. La magie disparut.
Le tejnps que je mis à. respirer une gorgée d'air pous-
siéreux, elles n'étaient plus que deux cercueils, mes deux
jolies sœurs d'incendie et de misère.
Quelques pas plus loin, je retrouvai la Faculté. Je mon-
trai ma carte à la grille. La cour centrale, flamboyant por-
tique, était un océan humain dont chaque vague reflétait
l'ardeur céleste. Que de faces levées au ciel ! Que d'autres
penchées vers le sol, moutonnantes! Que d'autres animées
par les discussions! Julmat me tirait par la manche : « Où
te cachais-tu donc, malheureux? Tu es pâle et maigri.
Viens, il y a un buffet. > Il m'entraîna dans le vestiaire
LES MORTICOLES. 215
laat les échos de l'épidémie d'une oreille robuste et sym-
pathique. On plaisantait la peur bruyante de Gigade qui
avait perdu toute jovialité, toute envie de rire, et puait
tellement Tantiseptique qu'il était impossible de l'aborder,
On me le montra, pâle et défait, appuyé à un groupe repré-
sentant l'illustre Laurantiès, fondateur de Tépidémiologie,
qui donne ses soins à un cholérique. Sous ce bronze tordu
de coliques et d'héroïsme, Gigade, sourcil froncé, les 2,
jambes fondues , semblait suivre d'un œil morne son propre •
convoi funèbre. Je m'approchai de lui. Il répandait en effet
une odeur si forte qu'il me fallut tout mon courage : € Mon
cher maître, dis-je humblement, voici une triste nouvelle ;
votre élève préféré, Savade, est mort ce matin, emporté en
quelques minutes par le... d
Gigade me regardait avec terreur et dégoût : « Avez-vous
prévenu l'autorité sanitaire? s'écria-t-il avec un ample
geste parallèle à celui de Laurantiès. Malheureux, quels
risques vous courez ! Rien de si atroce, de si insurmontable
que ce fléau! — Puis, reculant de dix pas : — Allez vous
laver, ajouta-t-il d'un ton péremptoire. Lavez-vous bien
vile avec : Sublimé , cinquante centigrammes ; —
Eau distillée^ soixante grammes. Prenez un bain d'eu-
calyptol et d'eau bouillante. Allez vite vous laver !
Il n*est*plus temps peut-être. Je vous signale à vos infor-
tunés camarades, aux innocents que vous infectez. Allez-
vous vous laver! ]i II était grandiose ainsi, fou de crainte,
dans une attitude d'objurgation, sous ce ciel tragique :
a Je vais, je vais, 1» répondis-je, et je lui tournai les talons.
Le buffet était plein de docteurs et professeurs qui
déchiffraient les nouvelles de leurs familles calfeutrées et ' '
s'empiffraient de nourriture. Lestingué, superbe dans sa
roté^ rouge, la bouche dégoulinante de sauce, proposait un
impôt hygiénique pour couvrir les frais des perquisitions :
« Messieurs, vos honoraires vont monter. Brôôôôm. —
Garçon, un peu de gelée, je vous cm. — Ç*fc^ ^<i^"î>sNx^%
sont toujours suivis d'une hypocoudm %fe\i^t^^ ^^ 5*wsv-
LES MORTICOLES. 217
naux constataient la joie des villes d'eaux environnantes
dont les actions montaient dans des proportions considé-
rables. On citait la forfaïUeriiî de Tabard qui, pour ->
prouver la fausseté des doctrines microbiennes, se nour-
rissait depuis la veille de déjections et d'excréments, en
avait barbouillé ses trois fils et sa femme, dormait assis
dans un ventre de cholérique. On vantait la conduite du
Secours universel qui s'était chargé de l'incendie des
quartiers pauvres. L'après-midi se passa gaiement On
organisa des charades et une petite comédie, rimpromptu
du Fléau, jouée par des étudiants, qui dérida la foule des
professeurs ; condamnés à l'inaction, ces messieurs se pro-
menaient au buffet) à la bibliothèque, aux musées, discu-
tant les chances réciproques de VVabanheim et de Cortirac.
Le jour suivant, Cloaquol réunit ses collègues. Il pro-
posa, pour fêter le retour à l'état normal, une deuxième
célébration de la Matière : « Les sauvages remercient bien
Dieu et le Christ, s'écria-t-il en manière de péroraison,
quand ils sont débarrassés d'un fléau. Pourquoi ne pas les
imiter ? Honorons, messieurs, honorons la noble, la douce,
Tauguste Matière, par laquelle tout ce qui est fait est bien
lait ! Si cette épidémie n'avait pas eu lieu, nous serions
peut-être arrivés à une pléthore de malades, à une conges-
tion malsaine d'hypocondriaques. Grâce à elle, une véri-
table purge s'est produite. Nous voilà débarrassés d'une
masse de frelon^ qui accaparaient nos soins, gênaient nos
travaux, empêchaient la science de progresser. Qu'elle
marche en liberté, maintenant et sans entraves, cette sœur
de la Matière, et qu'elle tresse à sa jumelle des louanges
et des couronnes 1 II serait puéril et ingrat de se lamenter
parce que ([uelques inutiles et quelques g;eignards ont
disparu. y> Après Cloaquol, Crudanet monta à la tribune :
il déclara, au milieu des bravos, que les fonds affectés aux
droits de^ pauvres seraient remis par le Secours univer-
sel à lui Crudanet, pour les frais généraux de cette fêle
de la Matière, à laquelle il s'associait. Puis il annonça que.,
CHAPITRE III
Le jour de la fête de la Matière, nous rôdâmes par les
quartiers pauvres, dégoûtés d'une cérémonie trop connue.
Les ruines fumaient encore. C'étaient des plaines de
^/-rpierre, des éboulis (ièdes, des pans de mur noirs où se
trouvait inscrite, par des débris de papier de couleur, la
^.^«Itoisère des bouges dévastés. Là çlQjûoaient des chiens
\J, fk l'œil fauve, en quête d'une pitan ce cadavérique. La
demeure de Bryant faisait partie du lot incendié. Un
dernier chagrin nous tourmentait. Il était invraisemblable
que le capitaine Sanot eût échappé à l'épidémie. Désor-
mais nous le considérions comme perdu.
J'exposais à Trub ma lamentable situation pécuniaire,
quand nous rencontrâmes Jaury : « Bonjour, camarades,
nous dit-il. Vous n'êtes pas aux fêtes? C'est très mal.
Canelon, comment vont les études? Elles sont un peu
bousculées depuis une semaine. » Trub lui confia ma
détresse : « Cela tombe à picl s'écria Jaury. Un des colla-
borateurs de Cloaquol "quitte le Tibia brisé. Voilà une
place vacante. Postulez. Je vous offre un mot de recom-
mandation. Ce n'est pas très payé, mais c'est suffisant.
Puis, j'espère que le directeur vous acceptera, car il y a
un cadavre entre nous. Vous serez sa rançon. »
MunTd'une lettre, j'allai immédiatement sonner à la
porte du petit hôtel qu'habitait le maître de la presse
morticole. Un domestique à l'œil rusé, à la bouche fendue
LES MORTICOLES. 221
cabinet : « Tu vas au Parlement, aujourd'hui. — Oui,
chère amie. » La physionomie de Cloaquol prit une
expression humble, qui, remplaçant son masque autori-
taire, m'élonna : « Tu inviteras à dîner un tel, un tel, un
tel. — Elle articula une série de noms que je ne pus retenir.
— Je veux les chauffer pour l'élection. » Cloaquol prit une
note sur un carnet, puis avec bonhomie: «Voilà justement
un jeune homme très ^égourdi^qui m'est fort recommandé. i^#^W^
Il mènera la campagne contre Wabanheim. » Le visage- * ,?
de M"' Cloaquol s'éclaira : « Parfait! parfait! Ne le ména-
gez point, monsieur, le scélérat. Il faut qu'il échoue, il le
faut. Je vous raconterai le dernier propos de sa mégère
de femme sur mon compte. Elle me le payera! »
Sa femme partie, Cloaquol ajouta quelques instruclions
complémentaires. Je courus à la caisse toucher un mois
d'avance. L'après-midi, j'annonçai à mes camarades
mon entrée au Tibia brisé. Je remarquai dans leurs
regards un mélange d'envie et de respect. La Faculté était
en* émoi. Boustibras avait brusqué à un examen un élève
de Foutange". Celui-ci, furieux, avait juré de refuser systé-
matiquement aux Lèchements de pieds tous les élèves de
fioustibras.Je vis passer Gigadc revenu à sa gaieté naturelle,
tapant sur le ventre rebondi de deux de ses collègues.
Le lendemain, à dix heures précises, je franchis le seuil
du cabinet de Cloaquol. Cinq ou six de mes collaborateurs
prenaient des notes sur leurs carnets. A mon grand dépit,
le directeur savait déjà les nouvelles : «Affaire Foutange-
fioustibras. Jusqu'ici nous avons soutenu Boustibras. 11 en
prendrait l'habitude. Il nous embête. Embrassons avec
fureur la cause de Foulange. Messieurs, je vous présente
un camarade, Félix Gapelon, étranger. Il travaillera à
vos côtés. Ne lui ménagez point les conseils. Je disais
donc : Expliquer la colère de Foutange par la guerre
injuste qu'on lui fait. Il parait qu'un élève de Boustibras
a envoyé un dossier au Parlement et réclame la revision
de son examen. Démontrer le péril d'un pareil système.
LES HORTICOLES. 223
de guichets, de corridors, de vestibules et d'ampbittiéâtres.
Ces issues étroites, ces labyrinlties, ces barrières et ces
gradins ronds signifient bien le laminoir à Taide duquel /. » tf
on écrase les esprits. Après vingt détours, après m'ètre
'* '^Ifënseigné dix fois près de tn)gnes bourrues et crasseuses, *^' ' '
- j'arrivai au vestibule de celui que l'on désigne sous le
nom de Chfifdu Secours universel. Â un dernier bureau
se tenaient deux buissiers. Ils furent très polis dès que
j'eus présenté ma carte de rédacteur au libia brisé et ils
m'invitèrent à m'asseoir. Personne encore dans la pièce :
€ Comment se fait-il, pensais-je, qu'il n'y ait pas de sol-
liciteurs? Ceux-ci ne sont-ils point la manne, la raison
d'être, l'excuse de l'administration ? N'est-ce pas sur eux
que s' assouvis sent les orageuses humeurs des subordonnés
de ces ejy^Cfinages morticoliens? »
A ce point de mes réflexions, les solliciteurs survinrent
en masse, tel qu'un troupeau qu'on avait laissé se former
à la porte et qui pénétrait en une fois. Entrèrent une
cohue de pauvres et de pauvresses déguenillés, morceaux
noirs de la statue qu'on devrait élever à la misère. Ils
étaient beaucoup plus lamentables qu'à l'hôpital, préparés
pour la vie et n'ayant pas la force de la mener, presque
déchus de la condition humaine. J'eus l'amer plaisir de
voir l'huissier se montrer parfait Morticole par sa dureté
envers ces esclaves. Tous demeuraient debout, timides,
bégayants, désemparés, avertis, par l'accueil du larbin, du
sort que le Chef leur réservait. Autant ce gredin à chaî-
nette avait été plat et obséquieux à mon égard, autant il
brutalisait ces estropiés du destin, les contraignait de
s'empiler sur une étroite banquette. Aimable société, où
cinquante meurt-la-faim occupent la place de cinq riches
et cinq riches celle de cinquante meurl-la-1'aim ! Je pas-
sais la revue de ces figures sans âge, sans sexe, aux rides
grises, aux cheveux prématurément gris, du gris des murs,
du gris des âmes, de ces yeux éteints, aveugles, puis-
qu'ils ne voient jamais la beauté, de ces corps rapetisses
^*v
LES MORTICOLES. 225
renvoie les documents ! dépur erai moi-même. » Je m'in- ♦ ^'"*-*;
clinai et me préparai à sortir : « Un instant, monsieur,
un instant. Remerciez votre directeur et priez-le de me
prévenir toujours, quand il aura quelque avertissement
fâcheux sur mon administration. Cela me facilite la be-
sogne. Au revoir. »
Je partis, tandis que Thuissier appelait violemment :
« Femme Lémudin ! » et qu'une petite fille, plus maigre
qu'un rêve, se traînait vers la porte du directeur. J'en-
tendis des éclats de voix qui ne ressemblaient guère à la
douceur récente de Torla. C'était à croire que ce n'était
plus lui qui parlait. Mais je n'en doutai plus quand la
femme Lémudin reparut sanglotante, bousculée par le
Chef qui hurlait : « J'en ai assez pour ce matin de toutes
ces blagues-là, de toutes ces vaches-là ! » J'étais fixé, et je
parcourus en sifflotant les escaliers et les corridors. Cloa-
quol, sans s'en douter, vengeait les pauvres, et Torla ven-
geait sur eux la colère que lui causait notre chantage. ' " •
C'est sur leur dos tanné que se règlent toutes les querelles .*
de cette bienheureuse contrée.
Cloaquol fut satisfait de la manière dont j'avais rempli
mon message^ Il me tapa plusieurs fois sur l'épaule, indice
de son contentement : « Ce Torla, s'écria-t-il, est un vieux
farceur, une pratique extrêmement madrée. C'est moi
qui, à force de démarches, l'ai fait placer au Secours uni-
versel. A peineTasé, îe vilain a tenté d'esquiver la recon-
naissance. Mais j'ai mes dossiers. Quant aux documents,
mon cher Félix, vous lui en renverrez la moitié, gardant
par devers vous les plus instructifs. N'importe ! Ceci est
excellent ! i> Il ouvrit un tiroir et me tendit un beau billet
de cinq cents francs dont le froissement me parut plus dé-
licieux que celui de la soie.
Mon influence à l'École grandissait. Quelques agrégés
même se lièrent avec moi, ce qui prouve l'action de la
Presse dans ce pays hiérarchique. Les Morlicoles ont vis-
à-vis du papier, qu'il circule comme valeur ou comme im-
. Il
LES MORTICOLES. 227
haines formidables. Les élèves épousent les querelles dea/i»^n
maîtres. Ils les dévient, les exaspèrent, les rapetissent.
Chacun s'entre-dévore et avec des formes, car la grossiè-
reté est rare chez ce peuple d'hypocrisie. Si les grands
réagissent sur les petits, les petits réagissent sur les
grands. La rivalité de deux élèves aboutit à la guerre
entre deux maîtres, à des réclamations au ministre, à des
'rf- interpellations au Parlement, à des menée s sardes. Lesf'/> •*
professeurs savent que, pour maintenir leur autorité et
leur puissance, il faut qu'ils aient des jeunes dans la main.
Ceux-ci, de leur côté, n'ignorent pas que leurs patrons les
soutiennent et les poussent par pure gloriole et vulgaire
égoisme. Ils n'observent donc que la reconnaissance appa-
rente indispensable à leurs intérêts.
Voici comme les choses se passent : Deux professeurs,
plus politiques, plus insinuants, plus canailles que les
autres, sont arrivés à une suprématie incontestée dans les
Académies et à la Faculté. Lors de mon séjour, c'était
Crudanet et Sidoine qui jouissaient de cette prérogative,
occupaient le trône, faisaient le jour et la nuit, nommaient
à tous les postes, dirigeaient tous les Lèchements de pieds.
Naturellement ils se craignaient et se détestaient en
dessous, mais en public ils se caressaient comme des
chiens et ne se ménageaient point les marques d'admi-
ration. Ils partageaient les faveurs entre leurs disciples
réciproques. Pendant dix ans de suite, l'élève annuel de
Sidoine obtint la priorité au deuxième Lèchement de
pieds et, par compensation, l'élève annuel de Crudanet
l'emporta six fois de suite au troisième. Crudanet et
Sidoine gouvernaient et administraient chacun leur
clientèle, composée d'une douzaine d'académiciens, des-
quels dépendaient à leur tour cinq ou six parlementaires,
divisés en Véreux et en Idiots, deux ou trois sénateurs- •'
divisés en Obscènes et en Gâteux, une vingtaine de pro-- . . .
fesseurs de tout rang et de journalistes. Cette énorme
machine à faveurs, injustices et pots-de^vin fonctionnait
M
\d
LES MO«TICOLES. 229
homme. Aussi cette science dont ils «e targuent n'a chez
eux aucune variété, porte la marque universelle d'un
esprit égoïste et étroit.
Un des célèbres adversaires de l'idéal, que Ton citait
avec admiration, était le physicien Vomédon, vieillard
courbé, aux yeux clignotants sous d'épais sourcils, à la
démarche rustique. Parmi les ennemis de Dieu, Vomédon
élait le plus déclaré, le plus intransigeant. Le meilleur de
sa réputation tenait à ce que, le vendredi saint, il descen-
dait devant sa maison manger du boudin en compagnie de
sa nombreuse famille. Il en distribuait aux passants, obser-
vant avec ironie que la foudre ne lui tombait pas sur la
tête. En toutes circonstances, agapes, banquets, réunions,
cérémonies publiques et privées, il démontrait, par un
long et filandreu x discours, que l'espoir en Dieu et en
l'immortalité de l'âme est la plus redoutable chimère
capable d'empoisonner l'existence d'un bipède raisonnant,
d'un bipède physicien, d'un bipède philosophe, d'un bipède
progressif. Il développait cette thèse quotidienne dans un
petit journal, le Prêtre fouetté, dont quelques banquiers
juifs faisaient les fonds. En somme, cette impiété affichée
produisit d'excellents résultats. Grâce à elle, Vomédon
entra d'emblée au Parlement et fut, ainsi que Crudanet,
Cloaquol et quelques autres, à cheval sur tous les pou-
voirs. Il guettait les morts, se ruait sur leurs places
chaudes, touchait à tous les guichets, criant sans cesse
misère, casant dans les sinécures nombreuses et lucratives
ses fils, ses gendres, ses amis, ses connaissances, ne négli-
geant jamais aucun titre, aucun emploi, si minime qu'il
fût. Il fallait que celte voracité fût chez lui poussée aux
plus extrêmes limites, pour qu'on la remarquât. C'est
qu'elle était phénoménale, comparable à celle de dix lions.
11 mêlait admirablement son amour de l'argent et des
honneurs à des déclamations désintéressées, à des tirades
contre le Paradis, l'Enfer, le Purgatoire, l^ Çi^voX.-^'s^^^tvV.^
les Sai/7/5e/ies Prophètes, à de houleuses û\x\.\.<i\\^^^^^^5^^^^'^
■k-»
LES MORTICOLËS. 231
précédée de Tété morticole, c'esl-à-dire d'un soleil un
peu moins froid et d'une lumière un peu moins terne. Quand
je songeais aux admirables journées de ma patrie, dorées
et chaudes, prolongées jusqu'aux approches d'une nuit
divine et gazouillante d'oiseaux, mon cœur se serrait. Je
souffrais du manque de nature. S'il s'était trouvé, en de-
hors de cette ville néfaste, une forêt, une source, un ruis-
seau, je serais allé avec délices m'asseoir sous un grand
arbre dont le feuillage frémit, tremper mes mains dans
l'eau courante. Mais c'était un rêve. Nous n'avions autour
de nous que des terrains pelés, désolés, comme les con-
sciences de ceux qui ne les cultivent pas, des 'stations ther-
males où Ton rencontrait toutes les maladies des riches et
toute la cupidité des docteurs, multipliée par la distance,
la nécessité de faire fortune sur un nombre restreint de
clients. Je les admirais quelquefois ces médecins, des eaux,
dans le cabinet de Cloaquol. Ils discutaient une de ces
annonces mensongères qui sont la fortune du Tibia brisé.
Ils attendaient pendant des heures. Ils supportaient pa-
tiemment le caractère bourru, le langage injurieux et ^'
cynique de notre directeur. Ils étaient plus vils encore que
leurs eollègaes de la cité.
Je commençai par subir un examen; c'est-à«dire qu'as-
sis derrière une table verte, Bouie et quelques autres me
demandèrent les noms de substances vagues et desséchées
que Ton me présenta dans des flacons poussiéreux. Je me
tirai de mon mieux de cette simple formalité.
L'époque des Lèchements de pieds de tous les degrés
approchait, et il n'était question que de ce redoutable appa-
reil. Mes camarades en parlaient sans cesse, supputant les
chances des uns et des autres, échangeant des conseils
contradictoires. Les internes de l'hôpital Typhus affirmaient
cette première épreuve facile. Elle nécessitait simplement
de la bonne volonté, de la tenue, et un manque d'odorat
qu'on pouvait obtenir artificiellement à l'aide de drogues
dont j'eus les recettes. Mais, découverte, cette suç^^Ocw^rva
» ■ ■ *
LES MORTICOLES. 233
une effervescence générale. La cour et la rue de l'École
étaient remplies de groupes, de conciliabules secrets. On
se transmettait des indications, des recettes infaillibles.
L'un m'insinuait : « Pas beaucoup de salive; soyez sec;
unerâge; c'est ce qu'il y a de mieux. » Un autre : « Vous^k U*-'f^
êtes étranger; un conseil : beaucoup, trop de salive. Vous
n'avez pas sans doute la langue faite aux pieds de nos cli-
mats. » J'avais beau jurer que, dans mon pays, nous igno-
rions celte cérémonie dégradante, on me répondait ironi-
quement : «Alors, à quoi jugez-vous la valeur individuelle !»
J'appris que les membres du Parlement et les sénateurs,
les Véreux comme les Idiots^ les Galeux comme les Obs-
cènes, doivent lécber,à intervalles fixes, un certain nombre
de pieds de malades pauvres et riches, quitte à se venger /t>t
plus tard en molestant, par des impôts, la police et des lois
vexatoires, ceux qui les ont ainsi humiliés. La force de la •
routine est telle, chez les Morticoles, qu'elle seule peut
combattre les différences de castes. Ces Lèchemenls de
pieds, universels ou restreints, sont destinés à tromper le
peuple et à lui faire croire qu'il est souverain, comme
cela se lit quelquefois au-dessous de la fameuse devise :
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, quc j'interprétais, moi :
VANITÉ, HÉRÉDITÉ, FATALITÉ. Il paraît quc le peuple n'est
point dupe de cette comédie, encore qu'il la réclame et
qu'il ait fait pour l'obtenir une révolution formidable.
L'époque des Lèchements de pieds approchait. Les cours
étaient suspendus, un grand nombre d'amphithéâtres
fermés et remis à neuf pour la cérémonie. Les candidats
aux trois premiers accomplissaient une sorte de retraite,
s'exerçant la langue sur leurs mannequins de drap. Quant
aux concurrents du Quatrième et du Cinquième, quant
aux vieux routiers, ils attendaient les événements sans se
livrer à une gymnastique dont ils avaient la longue expé-
rience. On faisait des visites aux Léchables, On tâchait,
par d'adroites flatteries, de les bien disposer en sa faveur.
Les candidats au troisième degré s'engageaiewl ^^\ ^çx\\.V
LES MORTICOLËS. 235
dans sa crasseuse salle à manger, déchiquetant à belles
dents cariées un morceau de charogne indicible, qui répan-
dait une odeur acre. Ses manches effilochées ruisselaient ^(!^t^i
de sang et de pus. Il me proposa, narquois , de partager sa/r;-;^, ^
nourriture, un restant de bidoche cholérique, histoire ? y//
d'embêter Tartègre. Il me promîTsèchement d'être juste
et impartiaf, bien que j'appartinsse à un journal qui ne
ravait jamais ménagé. En effet, le Tihia brisé menait
contre lui une campagne sauvage et le traitait chaque jour
d'horrible cochon, de coprophage et d'assassin. Je lui
répliquai qu-on pouvait tuer tout en étant propre, et
cet aphorisme l'amusa. Pendant toutes ces visites, j'avais
contemplé les pieds de mes Léchables. Sauf ceux de
Mouste, qui se dissimulaient, silencieux et discrets, dans
une chançeliére, les autres m'avaient paru de dimension Z*/-'/'^
banale, autant que la chaussure le laissait présumer, et je
songeais : < Les voilà, ces redoutables supports avec
lesquels je me mesurerai bientôt. Que me réservent-ils?
Quelles surprises s'accumulent en eux? > Ils ne me répon-
daient pas, s'agitaient même assez peu, car les Morticoles
gesticulent plutôt avec leurs bras qu'avec leurs jambes.
Quand je racontai ces visites à Cloaquol, il devint grave :
cMéfîez-vous de Tabard. D'abord il ne lave jamais ses
pieds. Je les confie à votre imagination. Ensuite il ne porte
jamais de chausseltes. Enfin il me déteste et sera enchanté
de vous jouer un tour. Mais j'ai là un premier Morticole
tout prêt, intitulé le Vidangeur-Boucher^ qui vous ven-
gera cruellement. D'ailleurs, je ne vous souhaite pas un
échec, car vous ne pourriez rester au Tibia brisé. » Devant
ma stupeur, il continua : <( Hais, mon pauvre garçon, que
Youlez-vous que je fasse d'un collaborateur qui échoue à
son premier Lèchement? Au deuxièmeetau troisième, passe
encore. Il y entre autant de chance que d'adresse. C'est au
premier qu'on jauge un homme. Regardez Tabard : il est
mal disposé pour vous. Or, si vous le Vèdv^i^\v&\!^>^^^^^^-
tien, si vous suivez, d'une langue \w\^%^îJù\e e\. ^v*^vsX% A^
•■à
LES MORTICOLES. 237
des révoltés comme Savade, des sauvages ivres comme
ceux qui se lançaient des débris humains ou violaient les
filles dans les bals publics. J'ai connu des délicals, des
épuisés qui causaient avec finesse, dont le regard était
aigu, le pied menu, le geste élégant. Mais nulle part je
n'ai trouvé cette ébullition fortifiante qui suit la puberté, ce
réservoir d'énergie pour la race. Dans ce peuple d'analyse
et de cadavre, l'ironie même est morose, de cette nuance
mordorée qu'on remarque à la surface des étangs crépus^//* /«y^
culaires, dont le fond pourrit avec lenteur. ^^A/
La veille du grand jour, Cloaquol m'ordonna d'assister
à une séance d'Académie qui promettait d'être chaude. Il
ajouta: c Épargnez Bradilin dans le compte rendu. Je
vous y autorise. » Que signifiaient ces mystérieuses paroles?
Mon carnet et mon crayon en poche, je me dirig.eai vers
l'Académie de médecine, laquelle est proche de la Faculté.
Ces monuments de l'orgueil morticole sont serrés comme
des complices. Que se chuchotent-ils, le soir, quand leurs
hôtes les ont laissés à la majestueuse solitude de la
pierre ?
Je gravis un escalier étroit jusqu'à la tribune destinée
aux simples spectateurs et à la Presse. Elle faisait le demi-
tour d'un amphithéâtre orné de peintures, qui représen-
taient l'abnégation et le courage des savants, et de bustes
qui transmettaient à la postérité leurs laids et durs visages.
Le bureau, où s'asseyent le président, le vice-président^
les secrétaires, les sténographes et assesseurs, était une
table longue et surexhaussée. Oh, l'amour de l'estrade, de " '* '■ , '
la vedette! Apeinea-t-on créé, dans ce pays, un honneur ou
un titre nouveau, que la brigu e contraint de forger un sur- ' *
honneur et un sur-titre. Au moment où j'entrai, la tribune
était déjà pleine, mais la salle déserte d'académiciens.
J'entrevis plusieurs de mes collègues employés aux jour-
naux de Cloaquol ou au Prêtre fouetté de Vomédon^ el
quelques-uns des vieux médecins (\v\\ "àwVs^Y^wV \^ 's^'è.^^vî^^
deMahsYon, entre autres \e fameu\li^ç,feîv^ÔLfe ÇA^^^î^^^^*^'^
LES MORTICOLES. 230
des jeunes, des vieux, des maigres, des gras, des chevelus,
des chauves luisants, et, à mesure qu'ils s'empilaient, des
bouffées de vanité et de sottise plus compactes traver-
saient la chaude atmosphère. C'était pour avoir le droit de
mettre leurs derrières sur ces bancs cirés, de relever leurs
î^«i'' ^ gupitr^s^d'écouter en bâillant des orateurs noaussades, que ^rt\'
ces hommes passaient leur vie en compétitions, en calom-
nies et en querelles. Tel élait le but suprême, Tidéal de
leur existence : s'enfermer, clabauder et puer dans cette ^"V5>
enceinte, au-dessous des bustes de leurs prédécesseurs
qui, eux-mêmes, s'étaient enfermés, avaient clabaudé et
pué- rigoureusement, et ce serait toujours ainsi jusqu'à
l'extinction des siècles. Jamais ces têtes obscures ne
s'éclaireraient. Jamais elles ne se demanderaient : € Que
faisons-nous là, à nous étager, pauvres viandes humaines,
en attendant la mort? >Non. Ils considéraient au contraire
qu'ils devenaient d'une essence divine, parce qu'ils se ser-
raient les coudes et les genoux, les préjugés et les pas-
sions sèches. La confraternité n'était qu'un prétexte à cote-
ries. Les ca^uejages des derniers rangs, les plus élevés, -C*.*'^
parvenaient à mes oreilles. Je percevais les noms de
Wabanheim et de Gortirac, des bras levés, de subtils clins
d' œil, des sourires, des sourcils froncés. On agitait la grave
question de savoir lequel de ces messieurs l'emporterait à
Yautre Académie^ celle d'à côté, exprimant encore un de-
gré de plus, une sélection, un tri suprême. Ils étaient pré-
sents, les rivaux Wabanheim et Gortirac, entourés de leurs
partenaires. Mais ils ne jouissaient pas de leur pupitre, ni
du vert bureau^ ni de l'émoi qu'ils soulevaient. Ge qu'ils
convoitaient, c'était l'os creux qu'ils n'avaient pas, et,
après cet os creux, ils en désireraient un autre, puis un
autre, et le dernier de tous, le plus décisif, le plus creux,
le tombeau, serait le seul qu'ils n'ambitionneraient
point.
Au milieu de tous ces sosurremenU^ V^QViT^ç^wvi^^sv^^^'^.t
frélillements de bas de soie noire > tf Vi^\à\% W^vx^ ^x ^^
\
*/
LES MORTICOLES. 241
prochain, le traitement des maladies du cœur, des pou-
mons, des reins, de la vessie, du cerveau et de la moelle.
L'orateur n'en finissant pas, ses collègues se résignaient
à s'occuper de leurs petites affaires, à bavarder entre eux,
à dessiner des caricatures, à se retourner vers les tri-
,bunes et à lancer des œillades aux belles clientes que
l'éloquence de l'apôtre du Fflyitcaeffarftuchaiytussi. Bouze, ^t-fj^^ »Av
sans sourciller, détachait les feuilles d'un pouce alerte, ^{^^«««^ n^r
et le monceau en réserve demeurait intact. Vomédon, /•*-A ^
agitant sa sonnette, réclama l'attention de la compagnie.
Lui-même écrivait sa correspondance. Les membres du
Bureau somnolaient. L'ennui se propageait à travers la
salie, devenait excessif et sonore. Les corps fatigués
s'étiraient, changeaient de position. Au bout d'une heure
de lecture, ce furent d'abord quelques chut discrets,
dissimulés derrière des mouchoirs et des toux, puis des
OA, oA, assez I et chaque minute joignait un petit instru-
ment à cet orchestre de révolte. Ceux qui se moquaient
de la botanique, et ils étaient nombreux, frappaient du
pied en mesure, répétant Va-ni-ca, Va-ni-ca sur un
rythme scandé. Lecène de Cégogne exultait. Finalement,
Vomédon, qui, malgré sa sonnette et ses adjurations, ne
parvenait pas à rétablir l'ordre, pria Bouze de scinder sa
lecture : « Vous continuerez cette histoire la prochaine
fois. » Le botaniste piqué s'interrompit net, s'effondra au '
milieu des Ahy ahf Enfin! et du soulagement universel,
puis, furieux, il cria de sa place : « Je croyais que môssieu
le président avait ledevoirde faire respecter ses collègues ! »
AlorsàesHou, hou, conspuez la mauvaise tête s'é\e\èreïii
de tous côtés, coupés de grands éclats de rire, et l'orateur
suivant, maigre bonhomme brun, analogue à un balai,
prit la succession du Vanica, Ce médecin de villes d'eaux,
Gallipostude, parlait en public pour la première fois et
suait à grosses gouttes. Il balbutia, se troubla, proféra des
syllabes incohérentes, puteation, radius, cotvslaUi — X\ûu
et des chiffres, 6, 23, 42, 17. A.\i cotvlT^AxÇi ôi^ ^^nvl^, '^
LES MORTICOLES. 213
battements de mon cœur, il importe de flétrir de suite, et-AiVHiX-
avec la dernière énergie, cet inconscient qui ose augmenter ^-^-^
la somme des maux humains et s'en vante. Ainsi on a voué
à la mort un jeune homme de quatorze ans ! Mais c'est un
meurtre, un meurtre odieux ! On a traité ce pauvre enfant
comme un cobaye! Je le déclare, M. Bradilin est un
monstre; je déclare aussi que, si vous ne votez pas immé-
diatement un ordre de flétrissure condamnant ces assassi-
nats scientiflques, je quitte une Compagnie où nous sommes
les lâches complices d'un bourreau, j» J'applaudis avec
fureur, ainsi que quelques voisins, mais la majorité de
l'assemblée restait muette et pétrifiée. Le noble Charmide
se leva : € Je m'associe à la demande et à l'indignation de
mon cher collègue Dabaisse. De pareilles expériences sont
une infamie et une honte, n
Bradilin, hideux et vert, croisait les bras d'un air de
défl. L'enfant tremblait dans sa blouse mal rajustée. Que
comprenait-il de tout ce débat? Quel grelot tintait dans ^*'*'^ ■
cette humble intelligence marchant à une mort infligée ?
Il y eut du tumulte, des contestations. Dabaisse et Charmide
demeuraient debout, calmes et résolus. La sonnette de
Yomédon vibra : cM. le professeur Bradilin a la parole. »
— € Messieurs, — le drôle s'efforçait d'être imperti-
nent — je suis surpris, comme vous tous, d'une inqua-
lifiable attaque qu'il faut mettre, je le crains, sur le
compte de la jalousie. D'abord j'ai acheté mon sujet à ses
parents, des gens très pauvres, et je l'ai payé cher. Il
m*appartient donc en toute propriété. Ensuite, je crois,
avec la plupart d'entre vous, que les droits de la science
Bpmea jLceux de l'individu, et je n'ai fait, en somme, que/ »
suivre tant d'illustres exemples qui m'ont été donnés par
les meilleurs de mes prédécesseurs et de mes contemporains
dont les bustes — il eut un geste circulaire de cabotin —
décorent cette salle. Je regrette d'être en contradiction
radicale avec MM.. Dabaisse et Gli^tm\Afe «^\vv ^^^V ^^'^
praiiciens honorables, mais nuWem^ul à^s. ^Vv^w^^^'^^'^*
LES MORTICOLËS. 245
sol par la plaie. Des colloques animés s'engageaient.
Dabaisse s'était rapproché de Charmide et leurs amis les
entouraient. L'opinion oscilla, fluctua, puis je remarquai
que Bradilin formait le centre d'un groupe qui grossissait
à chaque seconde. Je flairais là-dessous quelque machina-
tion ténébreuse. La voix mordante de la Cigogne me tira
du doute : (c Bradilin l'emportera. Il les tient tous. Il con-
naît leurs cadavres. Il collectionne et note : on craint ses
dossiers. » Les dames avaient enfin leur pâture . Elles dis- f^Jhf
entaient avec de jolis gestes. L'ordre du jour honnête fut
repoussé. Un de mes voisins grogna: c C'est ici comme au
Parlement. Scélératesse et lâcheté. » Tartègre proposa une
motion ainsi conçue: U assemblée y confiante en V humanité
du professeur Bradilin et persuadée que son expérience
a été conduite selon les règles de Vantisepsie, passe à
V ordre du jour. Ce texte fut adopté à mains levées. Char-
mide déclara d'un ton ferme : <c Messieurs et chers col-
lègueSy entré la mauvaise cause et la bonne vous avez choisi
la mauvaise. Hon ami Dabaisse et moi remettons à M. le
président notre démission solennelle de membres de
l'Académie de Médecine des Morticoles. » Et appuyés au
bras l'un de l'autre, fraternellement, bravement, ils quit-
tèrent la salle des séances, escortés de murmures indécis.
Yomédon eut un mouvement d'épaules qui signifiait :
Quelle sottise tel annonça que l'on allait élire un membre
correspondant.
Cette cérémonie n'intéressait personne. Les bancs se
dégarnirent et la tribune se vida comme un vase plein
d'eau sale, dont les particules commentaient la séance. Je
courus au Tibia brisé. J'y trouvai Cloaquol en conversa-
tion avec Bradilin qui m'avait précédé. Quand j'entrai,
mon directeur frappait sur l'épaule de l'habile physiolo-
giste : « C'est entendu à ces conditions, mon cher, et mon
journal étouffera cette ennuyeuse histoire. Je vous demande
en outre et par-dessus le marcfié A^ t^ç-^novc ^\v\jfe.^^r-
went de demain mon excellent coW^Jûot^XeiWC ajû^^îi, N^^K^^'»
^^m^
LES HORTICOLES. Ul
qu'à un petit local triste et nu. Celui-ci communiquait
avec un amphithéâtre où l'on tirait en ce moment au sort
Tordre dans lequel nous nous présenterions devant le jury.
La porte s'ouvrit : un deuxième huissier appela : Félix
Canelon t
Je pénétrai dans la salle. Bien qu'on fût en plein jour,
elle était éclairée à la lumière électrique. Sur les gradins
s'entassaient les spectateurs, avides de voir comment un
étranger s'en tirerait. Les professeurs étaient assis dans
de confortables fauteuils, tous en grand costume, toges et
toques rouges. Leurs pieds, placés sur des tabourets,
étaient cachés par une longue couverture noire portant les
armes des Morticoles, la tête de mort blanche flanquée
de deux os blancs. Ils avaient l'attitude rogue et sévère. JeA*^'*^ V
distinguai confusément les visages de Boridan, Bradilin,
Tabard, Mouste et Clapier, mais mes regards s'attachaient
à leurs mystérieuses extrémités inférieures. La grande
pendule tinta. On avait vingt minutes pour l'épreuve
totale, quatre minutes donc pour chaque paire. H'armant
de courage, je commençai. La couverture disparut. Déjà
j'étais à genoux devant c^â? de Boridan. /{$ étaient blêmes,
gras et froids, et j'eus, en appliquant ma langue sur eux,
une sensation de glace grehue et peu de dégoût, ma vive • * -
imagination m'ayant averti et me tempérant la réalité. Ma
bouche s'engourdissait. N'importe ! Je suivis l'ordre indi-
qué : le dos, les chevilles, les orteils, du pouce au petit
doigt, et je remarquai avec surprise la forme bizarre de
ce dernier. Il était plus un minime moignon qu'un organe,., .
•'^'jlrivé d'ongle mais non de petites enfBB&> qui me râpaient,
les lèvres au passage. Je crus que je n'en finirais point '
avec cet onctueux brimborion, sur lequel se dressait un
cor rond et dur, pareil à une coupole. La plante ne fut
plus qu'un jeu et, tandis que je m'activais, le gros pied me
ballottait dans la figure, secoué par les tressaillements du
propriétaire. Son frère et voisin subit le m^m^ ^w\-
Quel cbangemeai avec Brad'iUa \ \iive \it^\isiXv'eX.\fc %^^^
LES MORTIGOLëS. Uè
sa personne étroite et rouge et descendis jusqu'à ses pieds
ou plutôt à l'endroit où ils auraient dû être. Ma première
pensée fut : « La couverture noire est restée. y> Une dou-
loureuse attention m'amena à la certitude que c'étaient bien
là les pieds de mon juge, les pieds que je devais lécher,
nullement comparables à ceux d'un nègre, malgré leur
épaisse couche de vernis, cirée plus qu'une botte; car cette
crasse formait un relief, et dans les interstices brillait^iZ^;
. une j^apelure verdàtre. La néfaste coloration cessait aux^^r/»;»
'Jr> >" ongles, nouga ts ^[;aguelés^mi-bruns, mi-jaunes. Je réfléchis :tt^,^,/4.
(L Ce ne sont point des pieds. On ne marche pas avec ces /(t4
K*^y ^nenilles-là. C'est une plaisanterie. » Je remontai au vi-
sage, plus sinistre que tout à l'heure. Une joie maussade
plissait les lèvres. Je songeai à ma bouche à moi, à ma
malheureuse bouche que j'allais traîner dans ce bitume.
Le tic tac de la pendule se précipitait. Je courbai la tête.
Alors, jointe à la nuance, et plus forte qu'elle, une puan-
teur atroce éclata, lîîHë de tous les noirs ingrédients d'un
chaudron de sorcière. De mes narines, elle gagna la gorge,
l'estomac, me remplit Tàme, et soudain, invinciblement,
je rejetai, sur ces pieds d'enfer et sur le tabouret qui les
supportait, mon repas de la veille et mon déjeuner du ma-
. tin en une retentissante cataracte. Je vomissais avec àcreté,
avec furie et les pieds s'agitaient, pataugeaient dans cette* - :•*
fange vengeresse. Je ne distinguais plus rien, aveuglé par
l'odeur, empoisonné par la vue et secoué de hoquets jaillis-
sants. Quand je fus soulagé, je me levai d'un brusque tour
de rein, et sortis de la salle en courant, poursuivi par des
rires et la vision rapide de tous les spectateurs debout et
convulsionnés d'allégresse.
Dans la cour déserte, je me sentis honteux et désespéré.
Trub me rejoignit : « Malheureux, qu'as-tu fait? Tabard
est ivre de rage. On est en train de le nettoyer et je te jure
qu'on a fort à faire. — Ah, m'écriai-je, aussi qu'allais-je
chercher dans ce cloaque? Me voilà délivré l J'%\^^\5^xi^^«^fc
pJier au joug des Horticoles, et loul \ô âL^o^\.^<:.<îxv\»xi^^ ^^
LES MORTICOLËS. 251
dernier épisode ne témoigne guère en faveur de votre cœur
et de votre intelligence, vous méritez un bon conseil : vous
avez maintenant le choix entre végéter comme malade
pauvre, car ce dégoût incompréhensible indique un esto-
mac délabré, ou vous placer comme domestique chez un
médecin. Prenez ce dernier parti. On oubliera votre his-
toire. On vous saur aj[ré de votre humilité. » Je réclamai '»^«»^ v
le prix de mes derniers jours de travail. Il eut un clair
sourire : < A quoi cela me servirait-il de vous payer,
puisque je vous chasse ? Partez et rappelez-vous que vous,
étranger et candidat malheureux, ne pouvez rien contre
moi^ membre du Parlement, de la Faculté et de trois Aca-
démies... »
Le lendemain, après une causerie avec le subtil Trub,
je donnai congé de ma chambre d'étudiant et j'allai sonner
chez Wabanhcim . Une servante borgne vint m'ouvrir. Je
demandai à voir son maître, pour une affaire pressante et
grave : « Monsieur, dis-je à ce vieillard pesant, emmitouflé
d'une robe de chambre grise, j'étais candidat au premier
Lâchement et rédacteur au Tibia brisé. J'ai échoué à
l'épreuve et Cloaquol m'a chassé. Je suis au courant de ses
manœuvres contre vous. Si vous me prenez comme domes-
tique, je vous indiquerai les pièges qui vous sont tendus.
Je suis étranger. Je m'appelle Félix Canelon. Je suis dur
à l'ouvrage. Mes gages seront ce que vous voudrez. »
Wabanheim réfléchit quelques instants et contracta son
front entre ses épais sourcils. Il craignait un traquenard, -
mais mon air naïf et sincère le rassura, puis il cédait à la
perspective d'avoir un domestique au rabais, car il était '
d'une avarice sordide. Enfin il écarta ses lèvres minces :
c Tacceptey » les referma et rentra dans son cabinet.
Une nouvelle phase de ma vie morticole commençait.
M^»^«»t.«« •*'
'U
LES MORTICOLES. 255
lité d'acquérir tel ou tel. A un seul sacrifice, M™* Sarah
n'avait pu se résoudre : faire des avances à M""* Cloaquol.
Le Tibia brisé poursuivait sa campagne. Mon maître s'en
désespérait et m'interrogea longuement sur la manière
dont se composaient les articles, sur les sources d'infor-
mations, les points faibles de l'adversaire. Je l'édifiai en
conscience. Il se prit pour moi d'une certaine affection.
^1 sut déjoue r ainsi quelques mauvais tours, non e nrayer 4^n*M.
les attaques. 11 acheta, pour la durée d'un mois, la pre-
mière page du Prêtre fouetté, mais l'organe de Vomédon
ne pouvait lutter avec celui de Cloaquol. Un moment il
agita la question d'un journal personnel. Lestingué vint,
traça un tableau des frais approximatifs. Ils semblèrent
exorbitants à mon maître.
Cependant il gagnait beaucoup d'argent. Sa consulta-
tion à domicile se payait deux cents francs. Il ne gardait
pas les malades plus de dix minutes dans son cabinet; son
salon était toujours rempli de monde, et la sonnette tin-
tait sans arrêter. Quand il daignait se déranger, porter en
ville son immense front, sa tête chenue, sa mâchoire-^ î.''>
carrée et son cou de taureau, cela coûtait cinq cents
francs aux amateurs. J'appréciai vite la n_etteté de son in- ■
lelligence. Pour lui, comme pour la plupart de ses col-
lègues, la médecine était le moyen de dominer et d'arriver
à tous les honneurs. De la science en elle-même, il se
souciait comme de la morale. Mais il ne négligeait aucun
des avantages qu'elle procure. La somme d'énergie qu'il
déployait, pour obtenir des voix nouvelles au septième
Lèchement, était considérable. J'ai écrit des lettres con-
tradictoires, hérissées de promesses et de menaces, de
jî^ubterfuyes. de roueries. Là je compris la force de la cor- - •
ruption. Celle-ci est admise, réglée, tarifée et ne provoque
plus le scandale. Un partisan fougueux de Cortirac se-»
laissa fléchir aux conditions suivantes ~: il serait aQ!^el4^
le jour du vole, dans une ville d'eavw, ^w^xfes» ^\x\vOi\<K^
//ciif, lequel le retiendrait tout lelômç^ vv!^'\\ «^V ^^w^^^^^
LES MORTICOLES. 259
nouveau-nés l'apprécieront, ainsi que les vieillards et les
adultes des deux sexes, et, plus on l'absorbera, cette Ba-
narritine célèbre, plus on sera allègre, dispos, sûr
d'échapper à la contagion, à la fatigue, à Tennui, à la
constipation, à tout, sauf à la nécessité de verser Targeiit
dans ma caisse. Ce qui m'attriste, c'est de partager avec
votre vieux rat. Ce n'est pas juste. Il devrait se contenter
du tiers. »
Les Morticoles se passionnent pour les médicaments
nouveaux. Lors de l'invention de la Banarritine, mélange
nauséabond d'encre et d'huile de ricin, Burnoiie vint
jusqu^à trois fois en une heure à la pharmacie pour com-
pléter son approvisionnement, tant il avait peur de man-
quer de cette admirable panacée. Banarrita était farci
d'anecdotes. Il me racontait les méfaits de Boridan et
d'Avigdeuse, leur entente avec Tismet, les rapports entre
médecins et chirurgiens, les entreprises fabuleuses, les
rivalités d'argent, l'âpreté avec laquelle on se disputait la
clientèle et l'on terrifiait les malades : « Si vous re-
tournez chez Wabanheim, disait Cudane à l'impression-
nable Burnone, vous êtes perdu i> ; et, pendant huit jours,
Burnone se faisait électriser. Puis un' remords le prenait;
il retournait chez Wabanheim et lui confiait sa défection :
« Si vous retournez chez Cudane, s'écriait le malin juif, je
ne réponds plus de rien. Au reste, je me désintéresse d'un
pareil imbécile. » Or Burnone s'appelait légion. Banar-
rita n'approuvait ni ne désapprouvait ces mœurs de chiens
qui s'arrachent un os. Il les constatait simplement. Inter-
médiaire entre la rapacité des docteurs et la sottise des
riches, il s'efforçait d'exploiter les deux, d'organiser sa
réclame, d'utiliser les connaissances et les lumières de ces
Messieurs^ comme il appelait les membres de la Faculté
et des Académies. Placé à la source du mystère, il béné-
ficiait de tous les secrets; il possédait un scepticisme
exquis qui le portait à l'indulgence» î(l^?> \\v^\^\\5iJCvss\^
VamusaienL II les calmait par (\we\(\;oL^^ ?»^%<ê§» ^^^^««^
LES MORTICOLES. 263
trigant, el chaque paragraphe comportait une énu-
méralion de faits précis. J'hésitais à porter le journal dans
le cabinet de mon maître; mais, à mon grand étonnement,
il le lut et le froissa, le sourire aux lèvres : « Bah ! Ils au-
ront beau faire, la cause est entendue. » Par quelques
fragments d'une causerie qu'il eut avec sa femme, cepen-
dant inquiète et nerveuse, j'appris qu'il se considérait
comme sûr d'un heureux résultat. Vomédon lui avait télé-
graphié des renseignements qui ne laissaient plus aucun
doute.
Il partit donc rayonnant pour le Lèchement symbolique
en chatissettes , simple formalité qui précède le vole, et il
était si confiant dans le succès, qu'il se commanda à
l'avance un costume de membre des cinq Académies, ruis-
selant ^d'or et de décorations. J'allai chez Banarrita.
— Otant ses lunettes et les remettant sur son nez mince,
pesant ses poudres et chauffant la cire à la lampe, le phar-
macien me sembla moins affirmatif : « Hum ! hum ! Cor-
tirac est un rude adversaire. D'abord, - et il haussait le
ton à cause de plusieurs personnes qui attendaient leurs
remèdes dans la boutique, — d'abord, il a des titres, il
faut l'avouer, supérieurs à ceux de Wabanheim, et puis il
a la conscience plus nette. i> Relevant mes regards et les
plantant dans ceux de Banarrita, je m'aperçus avec stu-
peur qu'il parlait sérieusement. Il continua : « Les trafics
enrichissent, mais ils ne sont pas beaux. Je soigne une
multitude de malheureux dont les maladies s'aggravent
par la faute de votre patron. Il va trop loin. Le Tibia brisé
a raison sur bien des points. Tenez, voilà une vingtaine
d'ordonnances où je trouve pour dix francs de Vanica ru-
bicans. C'est excessif. » A ce moment, un aide apporta la
nouvelle du succès probable de Wabanheim : « Qu'est-ce
que je vous disais, s'écria audacieusement Banarrita, c'est
un homme immense, un savant intègre devant qui on doit
s'incliner. Le voici au rang des plus hawVs» L^X^û^^^wv-
tenu mène à tout. Je suis fier à'feVYO. Y\\\vv^>ù\<îi*\^'^^^^^"
LES MORTICOLES. 267
sentiment humain ne l'avait jamais pénétrée, fût ainsi fou- w^-^
drové. J'attribuais ces soubresauts à la secousse de sonr iyV
orgueil. Une phrase lente et cahotée, issue de Tantre de v^U^^
Tâme, et ruisselante de sincérité ultime, me prouva mon
erreur : « Ah, je donnerais tous mes titres pour une année
de vie..., un mois de vie..., quelques jours. Toutm'est égal,
sauf la vie I J'ai peur ! » Puis, la colère rejaillissait :
« Vomédon, lâche et traître Vomédon..., puisses-tu souf-
frir... Oh! ce coup de fouet!... ce que je souffre!» Il
contractait son poing noueux, implacable et tremblant
et sa mâchoire carrée sautillait de haut en bas. Le som- ^-^'^^^
niier grinçait sous son poids.
« Mais ils ne viendront pas!... Ils ne viendront donc
pas!.. » La voix changeait comme celle d'un comédien,
languissante maintenant et plaintive. Arrivèrent enfin le
stupide Cercueillet et Gigade, le premier essoufflé comme
"^f s'il avait couru, l'air ahuri; le second, jovial et déluré, .»^ '•»•'' »
parla d'abord, lançant son chapeau sur une étagère : (f Bon-
jour, mon vieux maître ! Qu'est-ce qu*il y a? Nous avons été
battus! Moi, j'ai fait votre jeu, vous savez! Ah, ce diable
de Cortirac a foutes les chances. J'avais parié pour vous.
Elle est bonne!.. Hein? Qu'est-ce que vous avez? Rien du
tout, un bobo, un petit mouvement de bile. » Cercueillet
secoua sa longue tête d'âne. Sa présence était inutile puis-
qu'il était chirurgien. Puis il n'espérait pas d'honoraires.
Les médecins ne se dévalisent pas entre eux. La porte
s'ouvrit devant le corps rondelet, le visage rond et stupé- - '
fait de Boridan: «Mais, mais, mais! Qu'est-ce qu'il y a?
Nous avons été battus, mon vieux maître. — Il reprenait
les phrases de Gigade, la même intonation faussement
attendrie. — Je viens de quitter une consultation pressée.
Mille francs de moins dans ma poche. C'est gentil, ça.
Qu'avez- vous? Que vous sentez- vous? La suite des émotions
de cet après-midi. Ah, l'animal de Cortirac! Il a été le plus
fort. » Wabanheim restait silencieux, iwe\\.^ çX\x\^^w^^ '^^'^
trois collègues devant lui. Enfin ïveU^raeiTiV, \xv^^\.virv<Kv^^^""
._i
LES MORTICOLES. 271
encore le redresser, et le soutenir, tandis que Jaury appli-
quait les ventouses. Il les scarifia. Il sortit un sang presque
noir. Cela parut soulager le vieillard. Il remercia Jaury
avec des transports étouffés. Celui-ci, son devoir rempli,
ne s'attarda guère et partit en promettant de revenir le
lendemain. La nuit tombait. J'allumai une lampe dont la
lueur éclairait en plein relief le visage creusé de Tagoni-
sant. Je crus qu'il allait s'assoupir. Nullement. Il réclamait
sa femme. Je frappai à la porte de M™* Sarah. M"' Hélène
lui essayai! une robe de chambre noire ruisselante de den-
telles blanches. Comme j'entrai, elle disait ceci : « Même
en cas d'accident, je pourrais la porter. Émanerez légère- <c*4V^«.».
ment le col. » Son visage régulier gardait un pli féroce,
un pli de fermeture : « Monsieur demande madame. Il est
bien bas. Les médecins l'ont condamné, et il s'est mis
en fureur contre eux. Madame devrait venir. — C'est
bien : j'irai tout à l'heure. » Je consolai mon maître :
« Elle va venir, monsieur. » Il me fit signe qu'il voulait
ma main et la serra à la briser. Je fus près de pleurer
moi-même. Je compris en un éclair que toute la méchan-
ceté des Morticoles repose sur un immense malentendu.
Ils sont pareils à ces sauvages que des racines vénéneuses
rendent à jamais féroces et sanguinaires. Leur racine, à
eux, c'est la science.
j|m« Sarah entra et considéra le moribond avec mépris
et dégoût. Il réunit sa dernière énergie en quelques mots
ajjpuyés, solennels : « Il y a trop de choses entre nous... -' ; /
pour que tu puisses t'attendrir... D'ailleurs... tu es...
cruelle... » Elle l'interrompit : « Si tu comptais me faire
des phrases, tu aurais pu ne pas me déranger. Ne l'étais-
tu pas, toi, cruel? Quand donc avais-tu pitié de quelqu'un?
Tu n'aimais que l'argent. » Les grandes joues de Waban-
heim frémissaient comme des voiles, et il tendit ses bras
tremblants vers elle. Elle murmura : « Il est gâteux, » et
laissa vides les pauvres tentacules allongés (\uv s»^ \^^-
lirent avec désespoir. Elle froissa sa. tç\i^ ôi*^ Oûax«^^^
LES MORTICOLES. 275
Pendant qu'il me parlait, je Tobservais, très élégant dans
son cabinet de travail aux nuances esthétiques, plein de
bibelots et de portraits de femmes demi-nues. 11 insista
beaucoup sur la discrétion : « Au premier bavardage, je
vous chasse. » Je fis la bête; cela lui plut. J'entrai hi len-
demain v.n fonction.
Le service était fatigant, car j'étais seul. Je bénissais
mon éducation de vannier qui m'avait rendu adroit de
mes mains et apte à toutes les besognes. J'obéissais ponc-
tuellement. Mon maître m'apprit à tremper de longues
aiguilles flexibles dans un acide bleu et à les essuyer sans
les casser. Puis il me commanda un déjeuner excellent
pour quatre personnes. Les convives étaient : le blond
Tismef, alerte, parfumé, prétentieux, tel qu'à l'hôpital
Typhus, le sinistre Bradilin et une troisième larve répu-
gnante, glabre, grasse et goulue, que l'on appelait Gordre.
Pendant tout le repas, ces messieurs ne parlèrent que de
femmes, qu'ils désignaient familièrement par leurs pré-
noms : Marie, Dorothée, Lucie, Fanny, et de procédés
opératoires, le tout entremêlé de rires et de termes qui se
confondaient dans mon esprit, mais que reliait le souvenir
des aveux de Louise et de Serpette : Dépopulation ; Déso-
varisation; Stérilité. Bradilin et Sorniude paraissaient
coulés dans le même moule, mince et géométrique. Leur
joie se manifestait par une série de grincements et de
jappements, tel un chien pris dans une porte. La méchan-
ceté luisait sur leurs pommettes saillantes, que le vin
empourprait. Tismet de l'Ancre, lui, ne s'esclaffait pas et
souriait discrètement, de peur sans doute de déranger sa
belle cravate et son plastron; mais la palme de la hideur *
appartenait à Gordre, insufflé de venin : « Mon vieux,
lui dit mon maître, j'aurai bientôt besoin de toi. Il va
venir une petite femme qui promet d'être une de nos plus
charmantes infécondes : une rousse de trente ans, M"® de
Sigoin, un peu peinte, un peu teinte, pas très riç.V\&\ ^\^v\!\
les enfants comme la foudre; esl a\>so\\3Lm^\N\. èfe^X^Vi^ ^
LES MORTICOLES. 279
4in homme s'égare à ma consultalion, j> n'y suis pas. S'il
insiste, flanquez-le dehors. Les seuls habitués sont ces
messieurs de tout à l'heure. » Là-dessus il s'enferma dans
sa bonbonnière.
Bientôt l'on sonna, et j'ouvris à une élégante jeune
femme, longue, mince et rousse, qui semblait intimidée.
Je la conduisis au salon. Elle s'assit dans un fauteuil de
velours vert d'eau, agitant son pied en signe d'impatience.
De là je l'introduisis dans le cabinet de consultation. Par
un hasard singulier, qui m'étonna chez un gaillard si
méfiant et si précautionneux, d'un étroit corridor longeant
la caverne de Sorniude, on entendait tout ce qui s'y pas-
sait, tant la cloison était mince. J'en fis mon poste d'obser-
vation. Je collai mon oreille au mur. La conversation était
déjà engagée. J'avais manqué les préliminaires. Je perçus
seulement : « Étendez-vous là, comme ceci... Pas le
corset; ce n'est pas la peine... Oh, la jolie taille! » — Un
craquement de meuble, un silence, puis la voix flûtée de
Sorniude : « Je vous affirme, madame, que, dans ces con-
ditions, tout se passera de la façon la plus simple, mais il
ne faut pas éveiller les soupçons de votre mari. Je vais
vous donner quelques grammes d'une poudre qui vous fera
vomir, pâlir et maigrir. Vous la prendrez le malin en
cachette. Ne craignez point quelques crises de nerfs.
J'écrirai d'abord à M. de Sigoin. Puis j'irai le voir. Je lui
exposerai la gravité du cas, la nécessité, l'urgence de
l'opération. Me croira-t-il? — Oh, c'est un naïf, vous
n'avez rien à redouter! répondit la voix de la dame,
douce et chantanle comme une musique. — Parfait! c'est
que, quelquefois, nous avons du fil à retordre. Le mari se
pend à notre habit, nous supplie d'épargner sa femme,
se lamente, et fait un tapage à ameuter les voisins. Donc,
je vous opère avec l'aide de deux de mes amis. Huit
jours après, il n'y paraît plus. C'est facile et sans dan-
ger. » Nouveau silence... Est-ce convenu? — Qvscv^
docteur, et quelle reconnaissance \ Q,\3Lfe\ >ù^v^3k&\i^ ^^
- 1 1 • \
LES MORTICOLES. 283
chaque jour, et c'étaient des cris, des larmes, des protes-
tations coupées de longs silences. Sorniude grommelait :
c Celle-là me donne plus de mal que dix de ses compagnes.
Oh, ces femelles, ces femelles ! ... » J'étais devenu vicieux peu
à peu et je ramassais les miettes de mon maître. Je
recueillis bien des confidences sur sa douceur adroite,
mêlée de ces irrésistibles brutalités qu'adorent les femmes
morticoles. Je m'initiai aux mystères de son action et de sa
puissance occulte. Les dames riches raffolent de leur«^»K».tT^
médecin. Celui-ci comble les vides de ces" existences
désœuvrées que le luxe ne remplit pas, les habitue aux
dangereux poisons que Ton débarque par tonneaux sur les
quais de la ville. Il les imbibe et les amollit avecl'étlier, la
cocaïne et la morphine. Il les balance dans ces hamacs;- «*,. h
tissés de fils mortels, où s'engourdissent la sagesse et
l'honnêteté. La malade se livre sans méfiance, confie son
corps el son âme aux mains expertes du docteur. Désor-
mais, celui-ci la tient. Il peut la déshonorer à son gré: Il
est inattaquable, couvert par ce secret professionnel qu'il
viole à chaque instant, ôte et remet comme une veste.
Cloaquol, lente par l'appât du scandale, avait voulu révéler
les drames qui se jouaient dans les mousselines et les
cretonnes beiges et fraise écrasée de Sorniude. Or la
série, à peme commencée, cessait brusquement. En trois
jours, mon maître avait entre les mains, et par l'intermé-
diaire des femmes, de quoi envoyer Cloaquol à la machine
électrique.
Enfin, après bien des alternatives, M"° de Sigoin avait
pris son parti. Elle se livrait au couteau impeccable de
Sorniude. Le lendemain, les trois opérateurs, Bradilin,
tout imprégné de chloroforme, Cordre bouffonnant, et
mon maître très animé, déjeunaient tranquillement,
quand un coup de sonnette violent, impérieux, retentit.
Ce n'était pas une main de femme. On se regarda avec
stupeur. Sorniude articula d'une voix blawc\v^ \ <^ ^^ ^^
peut être Tismet; il est à une V\\\^ èJ^^xw^* '^ '^'^ ^'^'^'^
LKS MORTICOLES. 287
est le péril. L'aident! Il n'y a que lui qu'on jalouse. Je ne
suis pas on chirurgien savant, moi, un Malasvon, ni un
Tartègre. Mais je gagne de l'argent. Si j'étais un pauvre
hère, comme jadis, on eût forcé Sigoin à retirer sa plainte.- "V*^'
Je me fiche des honneurs. Je n'aime que deux choses, la .',t\^^
femme et Tor; je n'en hais qu'une, l'enfant, et c'est une
haine professionnelle,* puisque je suis le Fléau des Gosses. >
Je reçus une citation à comparaître sur papier rouge à
tête de mort. Mon maître me donna le conseil de répondre
évasiyementà tontes les questions qui me seraient posées. "- ' .*^"
Lui-même eut, la veille de l'audience, une longue et impor-
tante consultation avec ses complices et l'avocat Méderbe.
Celui-ci était un personnage bizarre, grand, mince, au
corps assez élégant, surmonté d'une tête de poisson mort,
avec des yeux verts impénétrables, des cheveux collés et
plats, et, dans tout son individu, quelque chose de glacé, de
rigide. Sa voix était précise et monotone, mais elle suivait
les méandres de l'affaire la plus embrouillée, grâce à une
lucidité d'esprit merveilleuse. Il flairait le péril principal,
c'est-à-dire la propagation de l'aventure dans les ménages
et les aveux successifs des femmes : « Nos Morticoles
sont si impressionnables! insistait-il, sans que bougeât un
seul muscle de son morose visage. Je redoute toujours
rimitation. » Ce Méderbe avait été médecin raté, membre
influent du Parlement et du gouvernement, puis il avait
choisi la profession d'avocat, comme plus propre à satis-
faire ses besoins d'argent et ceux de sa femme, créature
anguleuse à cheveux jaunes, aussi méchante que son mari,
^ôht les perfidies et les excentricités étaient célèbres par
la ville. Il plaidait surtout les affaires financières, pour
leur gros profit et les secrets qu'elles lui livraient, et on
les lui confiait en prévision de ses relations demi-poli-
tiques, demi-judiciaires, qui lui assuraient toujours gain
de cause. Il réclamait des honoraires fabuleux. Ce qu'on
lui payait, c'était l'acquittement sûr. Cet homme di^^^%^\.
donc d'un énorme pouvoir. Àppu^fe awt \^ Ç^^^^^fe ^^\Si^\QÎ^^
■ *■ ■■
LES MORTICOLES. 29Î
professeurs apportant des preuves, citant des auteurs,
oubliant totalement l'affaire. Par intervalles éclatait,
comme un coup de trompette, la phrase préférée de Bous-
tibras : Mais c'est moi qui fiens te fu le dirsy suivie
d'une tirade grandiloquente et fade de Foutange. Nous
serions encore au tribunal, si Crudanet n'avait interrompu
net les trop diserts orateurs.
Je guettais Méderbe. Quand il se dressa, comme un
couteau, déployant sa taille droite et ferme que surmon-
tait sa tête de brochet aux yeux gelés,un frisson de curiosité ji//^
parcourut l'auditoire; le tribunal et les greffiers devinrent^ ^
des statues d'attentive bienveillance et, le robinet de la py^
bouche mince étant ouvert, les paroles commencèrent de'^^
couler. C'était un fileX d'une grosseur uniforme, sans plis--^" '-^^
sements, ni jaillissements, ni écarts, tiède et mou d'abord,
mais fort et pénétrant par sa continuité. Méderbe exposa
le cas de Sorniude qui devint peu à peu un bienfaiteur
de l'humanité, un de ces admirables flambeaux auxquels
s'acharne le souffle empesté de la calomnie et se brûlent
les papillons de la haine^ et qui éclaire les parois de la
grotte scientifique. L'orateur se promenait d'un pas
méthodique et sûr dans le jardin de ses métaphores, déta-
chant les épithètes d'un coup de sécateur et chassant du^*
pied tout gravier importun. A mesure qu'il pariait, de son
ton froid, méprisant, cynique, se développaient, poussaient
hors de lui la haute idée qu'il avait de lui-même, l'impor-
tance de ses relations, sa connaissance dure et marbrée
du Code, et aussi se constituait une atmosphère de con-
fiance, dans laquelle Sorniude semblait préservé, sauve-
gardé, aimé des dieux et des juges. Je n'ai jamais vu
mentir comme Méderbe, superbement, effrontément, de
poitrine et de dos. En cet homme admirable, les rapports
du vrai et du faux paraissaient renversés. 11 vantait le
noble désintéressement de son client, sa bonté toujours
prête, son audace opératoire qui lui valait tant d'ennemis.
Cependant les juges dodelinaient de la tète en cadence; •
i\.*i'
CHAPITRE 111
Je revis Trub. Il me confia qu'il allait décidément quit-
ter le service de Dabaisse et devenir valet de chambre
d'Avigdeuse. Notre espoir à tous deux était de gagner assez
d'argent pour fréter une galère et nous enfuir. Trub me
dit : « Ton ancienne passion, qui t'apportait salle Vélâqui
ton ragoût et des gâteaux, la petite Marie, est aujourd'hui
cuisinière chez le spécialiste Purin-Calcaret, et celui-ci
cherche un valet de chambre. Présente-toi. »
Tout se passa fort bien. Je retrouvai ma bonne amie, qui
se montra un peu froide, mais très complaisante. Son
maître était garçon. En outre, il avait une forte corpulence,
Tair réjoui et habitait une avenue aérée qui conduisait au
port. Il m'accepta d'emblée. Je quittai Sorniude à l'impro-
visle, et m'installai aussitôt chez mon nouveau patron.
Purin-Calcaret, grisonnant, bedonnant, figure ouvertes^ ^' rr-
agrémentée d'un court collier de barbe, mangeait de bon^v» vVy,
appétit, buvait comme un trou et trempait les doigts dans
son nez avec acharnement. Son deuxième défaut était Vin-
gratitude. Je ne vois pas trop comment il différait par là
de la plupart de ses concitoyens, lesquels oublient déduite
les services rendus. Toujours est-il qu'on l'appelait cou-
ramment VIngrat, Il était spécialiste pour les maladies du
cuir chevelu et du nombril, et son cabinet de travail, une
pièce sobre, sévère, large, carrée, où il ne tol4v^\V>^^'$.^^si.
grain de poussière^ était garni àe\ioç,^\3L\ ^fe^o^V^xvt^-'^^»^'^
r. . - 'f.
LES MORTIGOLES. 299
sa paume robuste : « Le fait, messieurs, le petit fait bien
observé vaut plus que cent théories. Quand j'ai classé un
nombril, un Vrai nombril, un nombril spécial, cela ne
m'échappera pas, cela restera dans la science, décrit minu-
tieusement, une fois pour toutes. Il n'y a pas à raconter
d'histoires. » Tous approuvaient, s'enorgueillissaient d'avoir
chacun, dans leur musée, de belles molaires, de beaux
orteils, de beaux cils, de beaux ongles et de belles omo-
plates.
Je me trouvais d'autant mieux chez l'Ingrat que j'étais
rentré dans les bonnes grâces de la petite Marie. Malheu-
reusement, notre maître fut nommé médecin en chef d'une
ville d'eaux importante. Je ne pouvais le suivre, car l'État
fournissait son personnel. Il quitta défmitivement la cité,
n'emportant que ses meubles et sa collection. Mais, avant
de partir, il eut la bonté de me. recommander à son ami
Pridonge. Le même jour Trub entrait chez Avigdeuse.
Pridonge me prit par surcroît, car il avait déjà un
nombreux domestique. A la lable de l'office, nous étions
cinq hommes et deux femmes. Mon maître habitait un
superbe hôtel au centre de la ville. Sur la porte était
sculpté un docteur emblématique, retirant une flèche du
pied de Cupidon. On lisait au-dessous, en caractères flam-
boyants, cette devise : « Il panse les blessures de l'Amour. »
Le premier étage comprenait le cabinet de consultations et
les salons d'attente, décorés de tentures noires et argent. T
Le second était destiné aux appartements particuliers et
aux bibliothèques. Partout de hideuses planches coloriées;
deci, delà, une petite image allégorique, représentant un
médecin en robe rouge, un doigt sur sa bouche, d'où part
l'inscription: Silence et Mystère; car on insistait, dans
les cours de la Faculté, sur ce fait que le secret profes-
sionnel est la garantie du pouvoir doctoral.
L'arrivée des malades dans ce royaume était muette,
silencieuse et honteuse. Les femmes, dissvvswi.V^^'^ %<«s^^
à'épaisses voilettes, attendaient àatis âi^^ ^fv^ç.^'s» 'sfes^^^^'s*
LES MORTICOLES. 303
voir. Faut-il que j'aille trouver les parents de M"® Gro-
minge et que je leur dise : Flanquez Lebide à la porte. Votre
fille accoucherait d'un veau à deux têtes ou d'un os carié?
Ou faut-il me taire? — Mais, riposta Cloaquol, tandis
que Crudanet ^ lûss^it hypocritement un geste évasif. il
rae semble que tu as déjà trop parlé. Nous sommes ici
quarante ou cinquante, et tu résous le problème en le po-
sant. — Bah, ne fais donc pas la bête avec papa Pri-
donge, Cloaquol. Je suis fixé sur ton compte, mon bon-
homme. Ah, ah, monsieur est dégoûté! Hi, hi, monsieur
n'aime que les sujets chastes! Je t'ai vu moins fier, noble
directeur, il y a deux ans. Tu passais tes fn^darnes ensour-^''"V
'^/dine, mon vieux, et elles ne te réussissaient guère. » Cloa-A»'-''^*"''»'
quoi était vert de rage. J'étais près de lui. Je l'entendis
grincer : « Tu me la payeras cher. » Il jeta : « Quel goujat ^>i/if^i
que ce Pridonge! » Celui-ci avait sa crise, nul n'aurait pu - r *>;
l'arrêter: « D'ailleurs, vous tous, mes convives du sexe
mâle, pourquoi jouer à l'innocence? Ignorez-vous de quoi*^' ^'^
il retourne ? Je vous ai tenus dans mon cabinet, bieïi ^
humbles, bien inquiets, bien obéissants. Ah, si je vidais mon
sac d'histoires! Si je le vidais pourtant! J'aime la gaieté,
moi, je l'adore. » 11 secoua sa fourchette et son couteau
au-dessus d'un paon dressé dans son plumage au milieu
d'une citadelle de foie gras : « Envoi du duc de Séneste !
Saluez! »
Après cette sortie, il y eut une gêne atroce. Les femmes
et les jeunes filles étaient manifestement très mal à leur
aise. Un fleuve de boue avait traversé la salle, éclabous-
sant les claires toilettes, la nappe irréprochable, et jaillis-
sait jusque sur les visages. Un lourd silence s'abattit, où
chacun ruminait sa colère et sa honte, et Pridonge, qui
ricanait encore, mais sans parler, et nous faisait signe de
hâter le service, m'apparut tout à coup comme le porte- - -
^ fouet de cette société méprisable : « C'est toujours ïa
'"' "même scie, me glissa dans l'oreille ui\ d^^ WXyvcvs.^'^^^vx-
vite que pour insulter. Mais i\ esl s\ ^Ti\\3L^^wV.\ ^ V^^^^
LES MORTICOLES. 307
tête. Tai bien fait, qu'il a dit en finissant. Je regrette
rien. »
Tous partirent. Les domestiques poussaient des lamen-
tations hypocrites. Puis accoururent les parents, qui se
mirent à débattre des questions d'argent autour du cadavre
à peine refroidi et à inventorier l'hôtel. J'étais voué aux ^
catastrophes desséchées...
Je restai une semaine sur le pavé, cherchant une place
de côté et d'autre. Trub, valet de chambre d'Avigdeuse, ne
pouvait m'aider. Ce fut encore Jaury qui me tira d'affaire.
Il me trouva un emploi intermédiaire, semblable à celui
que j'occupais auprès de Wabanheim, chez le fameux
Clapier, docteur aussi recherché de ses clientes qu'il est
jalousé de ses collègues. J'entrais là dans une maison con-
fortable, dont le propriétaire gagnait de deux cents à deux
cent cinquante mille francs par an. Clapier était un bel
homme à favoris blancs, aux manières aiTables et obsé-
quieuses; mais sa bouche impérieuse et plissée, son regard
de côté, et certain geste par lequel il passait et repassait
ses mains soignées dans sa chevelure décela ient la dureté ' •
morticole. Il était couvert de parfums", portait des mou-
choirs brodés, des redingotes magnifiques et des porte-
feuilles à coins de diamant. Ses salons d'attente respiraient
une sorte d'austérité capijeuse; son cabinet de consultation
renfermait deux canapés-lits et un paravent, à l'usage de
ses jolies clientes. Il avait épousé une ancienne cuisinière,
grosse femme simple et naïve ; mais il en était honteux et
la tenait à l'écart, dans une domination terrifiée.
Quand je me présentai devant lui, il me demanda mes
états de service : « Wabanheim, Sorniude, Pridonge!
Sapristi, vous collectionnez les drames, mon garçon!
J'espère qu'ici vous aurez la vie plus calme. Ce que je vous
recommande tout d'abord, c'est la discrétion. — Cette
formule me devenait familière. — J'ai dû congédier vos
prédécesseurs parce qu'ils avaient la langue tco^\!Ç^\N.^^*>
Il w*iDdiqaa sur-le-champ les setVvc,^?» qjqlW ^\&\^^'S2î^^ ^^
LES MORTICOLES. 311
à Tavance. On ne savait pas où les mettre. Survint l'inévi-
table Burnone, amaigri, le teint terreux et la voix faible;
il me supplia : « Voire maître est mon dernier espoir. Je
ne dors plus, je ne vis plus, je ne mange plus. Je ne vais
aux cabinets que tous les trois jours, et avec quelles diffi-
cultés! Quant à mes urines, n'en parlons pas. Elles
changent de couleur comme des caméléons, tantôt mous-
seuses et blondes comme de la bière, tantôt noires comme
de la réglisse, tantôt vertes et crasseuses, en si faible quan-
tité qu'on les croirait d'un moineau. Etma langue, voyez-la. »
Il me sortit un petit morceau de guimauve blanche. J'eus
pitié de lui : « Rentrez donc chez vous, monsieur Burnone,
et mangez à votre guise; ce sont les remèdes qui vous
tuent. 1» Il secoua mélancoliquement la tète : ce Vous êtes
un étranger; vous n'y entendez rien. Il faut nous soigner,
puisque nous sommes des malades riches. Je remplis en
conscience mes devoirs de citoyen. J'ai déjà consulté cent
vingt docteurs, et dépensé plus de deux cent mille francs
de pharmacie. On m'a parlé d'une ordonnance nouvelle de
Clapier, qui vient à bout des maux d'estomac les plus'*^
rebelles. Obtenez, mon bon monsieur, obtenez que je
consulte cet homme admirable, mon sauveur ! »
Mon maître était un charlatan de génie. Les jours de
consultation, il prenait une physionomie particulière, et
son front se plissait pour indiquer la profondeur du travail
intime : « J'ai tellement d'idéation que ma tête éclate! »
Son cabinet avait deux grandes fenêtres sur une rue fré-
quentée. Il laissait sa lampe allumée toute la nuit, et
chaque passant songeait : <k Voilà le docteur Clapier qui
travaille. » Sa femme même, qu'il traitait comme un chien,
et à qui il donnait à tout propos des noms d'animaux va-
riés, le regardait avec une admiration profonde et lui di-
sait, les larmes aux yeux : «Ne pense pas tant; tu le tueras. >
Ses domestiques le considéraient comme un sorcier, un
être supérieur et énigraalique, dont ils aN^\^w\wcvfe ^^'îè^vX'^
superstitieuse. Ce qui me dèsolavl, tf fe\.i\\. âi^ w^ ^QVi:?^^^^
r.
LES MORTIGOLES. 315
un beau matin que son mariage avait été une soUise, et,
comme il est pratique, il n'eut plus qu'une idée : se débar-
rasser de la femme et garder l'argent. j>
L'endroit où nous nous trouvions convenait à ce récit.
C'était au revers d'un talus, devant un paysage plat, sous û/»^] 9^*'
un ciel morne. Trub s'arrêta un instant. Je poussai une
exclamation qui le fit sourire : «Cela t'étonne? Mais tu sais
bien que, sous leurs inertes apparences, ces Morticoles sont
des tragiques. Avigdeuse calcula qu'il est des poisons d'un
maniement simple et il choisit un toxique à longue échéance, /^
qui n'éveillât pas les soupçons. Le malheur fut que, par fojr î^'";-"^' '
fante rie, il s'ouvrit de ce complot à sa vieille maîtresse.
Celle-ci, après le mariage qu'elle-même organisa, avait été
saisie d'une jalousie féroce. Par un raffinement de ven-
geance, elle imagina de prévenir la jeune femme du crime
que méditait son mari. La pauvre commençait à souffrir de
maux inexplicables, et elle dépérissait rapidement. Elle
faillit mourir de celle révélation ; puis elle pensa à son en-
fant, se jura de vivre et de lutter. Et elle lutte. Elle sait
exactement les heures où le monstre lui verse quelques
gouttes néfastes, et elle évite de boire, ou absorbe aussitôt
un contrepoison. Cependant Avigdeuse ne comprend rien
à cette persistance de l'être et enrage.
« Ah! si tu la voyais, Félix, ma maîtresse, quelle pitié
emplirait ton cœur ! Elle passe ses journées dans sa chambre,
muette, étendue sur une chaise longue, et son âme brisée
ne s'exhale plus que vers son petit garçon, qu'elle caresse
d'une main chaque jour plus pâle et plus mince. Son mari
ne la ménage plus. Il la tient enfermée comme une prison- ^
nière. Las des fioles trop lentes, il cherche le prétexte de
la livrer comme folle aux cellules deLigottin. Mais elle se
méfie et déjoue tous ses pièges. Parfois la vieille maîtresse
vient. Ils dînent tous les trois ensemble, et c'est moi qui
les sers. Voilà, mon cher, six beaux regards à regarder!
Dans la manière dont ils se croisent, s>'^n\V.^\sX qv\ '^^^^-
cherchent, on devine les pires çassvow?»... kw^ ^«^x^xsxvk^'^
LES MORTIGOLES. 319
Les demoiselles Malamallé étaient charmantes dans
leurs toilettes roses. Malamallé lui-même entretenait un
garçon, à l'air sinistre. Un peu plus loin, Torla flattait
Cloaquol. Mon ancien directeur me reconnut et me fit un
signe amical. Je m'approchai : « Vous voyez, monsieur le
chef, s'écria Cloaquol avec sa brutale aisance, le jeune
homme que je vous avais envoyé. Il est maintenant domes-
tique, mais non muet. » Torla répondit très bas : « Je vous
en supplie, ne me perdez point. Nous nous arrangerons, i
Le directeur du Tibia sourit et m'indiquant une bougie
d'un des lustres inclinée : «Ceci risque de mettre le feu... >
Comme je m'écartais, je butai presque contre Crudanet, 'J»»/^'**-
escorté de plusieurs jeunes gens. Derrière lui, Bouslibras
gesticulait entre le pontifiant Canille et Ligotlin, géant
•'•Aarbu. Cortirac, très circonvenu, éluda it flegmatiquement»*' ' «^^
l'obséquieux Tismet de l'Ancre, le cavalier de M™* de ''"
Sigoin, toujours nonchalante et fatale... Vomédon appa-
rut avec sa nombreuse famille. Il trottinait d'une allure^/'W/
menue et rapide, tout voûté, ses petits yeux clignotants
sous son énorme front, et le rapide regard qu'il lançait à
droite et à gauche murmurait : (r Qu'est-ce que je pour-
rais bien racler ici, comme honneur, sinécure ou ar-
gent? » M"® Clapier tournait, pleine de trouble, autour de
M"* Vomédon.
On nous avait ordonné d'aligner des chaises dorées sur
plusieurs rangs devant une estrade. Nous étions aidés par
quelques jeunes gens, heureux de prouver leur zèle. A
leur tête était Gigade, qui faisait mille plaisanteries. Quel-
qu'un ayant prononcé le nom de Wabanheim, il interrom-
pit une gambade et un calembour pour répondre d'un ton
pénétré : « Le pauvre homme ! Ah ! je l'ai joliment
pleuré ! » Lors, son interlocuteur : « Rien n'est tel qu'un
sceptique pour avoir le cœur bien placé. »
Clapier, nous bousculant, se précipitait vers la porte.
On annonçait Malasvon. Sa haute stator ^Va!^ >^. ^wîa.
visible, que déjà l'on entendait sa \iasse ^tolwv^^ \ «s-^wv-
LES MORTICOLES. 327
embrou illées de M"® Clapier. Il possédait, le prince-4*r'v»H*
Warmfried, une livrée célèbre, blanche et noire à boutons
rouges, symbole des deuils que déchaînaient ses atroces
combinaisons d'agio. Mais, en ce moment, cette livrée
opprimait soh esprit d'images funestes. Sa commère était
écroulée sur le lapis, dans sa jupe de brocart, dépoitraillé e, X-7^
ses faux cheveux gisant à côté d'elle, plus vaste que si elle
avait eu douze ventres, le cou et les épaules couverts de
boutons aussi gros et nombreux que ses diamants, dont
chacun représentait un crime, un suicide, une folie. Elle
haletait, trempée de larmes et de sueur. On leur avait jeté
au visage leurs tares secrètes, les sources empoispnnées
de leur fortune, le détail de leurs vols et de leurs pirateriefs..
Les yeux de Warmfried reprenant connaissance devenaient
peu à peu froids et vindiiîatits. Ce ligre-là sortait de la peur< *f>»Vi
par la haine. Cependant Clapier, qui jusque-là était resté
debout contre la rampe à faire de grands gestes et à se
lamenter, se retourna, aperçut le richissime banquier,
flaira une compensation, et se rapprochant : a Prince,
toutes mes excuses... Désolé... Cabale indigne. » L'autre
fit une moue inexprimable. Mon maître agitait un flacon de
sels au-dessous du nez crochu : « Princesse, il est trop
tard pour prévenir votre médecin, mon collègue Avigdeuse.
Il serait imprudent de sortir. Voulez-vous que ma femme
vous déshabille et vous couche dans son propre lit? "S) La
colossale figure rouge acquiesça en geignant et les paupières
se soulevèrent sur un regard d'angoisse, Warmfried céda
aux instances réitérées de Clapier. On souleva ce paqu«t
de graisse et de bijoux, et voilà comment Avigdeuse, ayant
comploté la ruine de son rival, se trouva perdre son
principal client, le plus scélérat, le plus subtil, le plus
hypocondriaque aussi des financiers morticoles.
f': -
• M